La nation





18

La nation


 Les hommes politiques ne manquent pas de stratagèmes pour s’attirer des suffrages. Ils sortent un concept de leur chapeau, surtout pas un concept nouveau mais un de ceux qui a déjà fait ses preuves et qui convient bien pour satisfaire leurs ambitions, c’est-à-dire celui qui représente le mieux les idées de ceux qu’ils veulent attirer vers eux. Un grand homme politique n’est pas celui qui veut convaincre mais celui qui prêche à des convaincus. En utilisant une palette de concepts bien adaptés aux idées en vogue, il parvient à rallier à lui la quantité suffisante de votants pour être élu.
 L’identité nationale est un concept dont la sonorité nationaliste donne l’impression qu’il est ancien mais il n’est apparu que dans les années 1980, à un moment où le Front National s’est affirmé avec ses slogans provocateurs sur l’immigration et l’insécurité traduisant une perte de confiance d’une partie des français en la capacité de leur pays de les protéger d’une crise qui s’est amplifiée depuis.
 Ainsi un pan de la droite pour récupérer l’électorat de l’extrême droite a encore relancé le thème de l’identité nationale. Bien sûr elle s’est toujours gardé d’en donner une définition et elle présupposait même qu’il avait une réalité ce qui à priori n’a rien d’évident. Ce faisant, cette droite reprenait sans le savoir une idée bien plus ancienne : le sentiment national qui fit débat à la fin du XVIIIème siècle puis au XIXème siècle, période charnière qui vit la naissance des états modernes.

***

 Selon son sens étymologique, la nation est un ensemble d'êtres humains nés sur un même territoire. Ce peuple n’est pas, pour autant, composé d’individus identiques et toutes sortes de différences sont possibles entre eux : sociales, culturelles, religieuses, linguistiques… qui entrainent forcement des rivalités voire des conflits. Par ailleurs, la population contient toujours des étrangers qui sont venus sur son territoire pour travailler, pour s’y réfugier ou encore pour le conquérir. Il y a aussi des minorités de gens qui sont nés dans un pays mais y sont perçus par la majorité comme des étrangers comme l’ont toujours été les Juifs et les Tziganes. En raison de ces présences la nation ne coïncide pas avec la réalité que nous percevons. De plus elle est aussi vaste que variée et nous ne pouvons pas l’appréhender avec nos sens. En conséquence elle est pour chacun de nous une fiction. Mais ce qui importe pour un peuple n’est pas que la nation soit réelle mais qu’il en soit persuadé autrement dit qu’il ait un sentiment national. Alors il se sent uni contre les menaces externes.
 Sous l’Ancien Régime, soit du XIVème siècle environ jusqu’à la fin du XVIIIème siècle l’unité de notre pays était assurée par la légitimité du roi et de l’aristocratie et l’adhésion quasi exclusive du peuple au catholicisme et ceci malgré les différences linguistiques, culturelles et de coutumes entre les habitants des différentes provinces et leur éloignement du pouvoir royal du fait des difficultés de communication. Le roi issu d’une noblesse catholique présente sur le sol français depuis Clovis et déclaré de droit divin, était le symbole qui entretenait le sentiment national. En affichant son faste, par exemple en construisant des palais grandioses, il matérialisait la puissance de la nation et il satisfaisait le sentiment national d’autant que son prestige en était agrandi ; en même temps il faisait accepter son pouvoir absolu. Par ailleurs la nation forte de cette apparence impressionnait les pays voisins et elle pensait être protégée de la sorte d’ennemis potentiels, elle se croyait invincible. Ainsi le Roi Soleil a rayonné sur un territoire vaste et disparate et au-delà de l’Europe. En résumé, au temps de la monarchie le roi et le sentiment national dépendent l’un de l’autre, un grand roi contente le sentiment national et réciproquement si le peuple a l’impression que sa nation est forte, le pouvoir du roi en est augmenté.
 Mais à partir du XVIIIème siècle cette relative harmonie est ébranlée par l’apparition d’une nouvelle idéologie et par la brusque transformation de l’économie causée par la révolution industrielle. La philosophie des Lumières a imposé l’idée du peuple souverain et les concepts démocratiques de liberté, d’égalité, fondés sur la croyance au pouvoir de la raison humaine. Les Lumières remettent en cause le pouvoir absolu des monarques et veulent les obliger à gouverner en respectant les droits des peuples ; en conséquence au XIXème siècle dans les pays où la république n’a pas pu s’établir, ceux-ci devront s’affirmer comme leurs représentants. La révolution industrielle a entraîné la migration d’une partie des paysans fuyant la misère des campagnes, vers les villes et la création d’une nouvelle et massive classe ouvrière à la disposition de la nouvelle bourgeoisie capitaliste qui elle a pu saisir les opportunités fournies par les progrès de la technologie. Le mouvement communiste promeut l’internationalisation du combat pour la cause des prolétaires en proclamant l’union internationale des travailleurs (Manifeste du parti communiste de Marx et Engels), mouvement qui en dépassant ainsi le cadre des nations veut détruire le sentiment national qui selon eux masque les fortes inégalités créées par le capitalisme entre les classes sociales. Face à ces changements qui les inquiètent car ils déstabilisent les sociétés, une partie du peuple recours aux nationalismes extrêmes, rejetant ceux qui sont considérés comme étrangers et renforçant donc l’antisémitisme. Pas étonnant que la fin du XIXème siècle soit marquée par le boulangisme puis l’affaire Dreyfus.
 L’historienne Anne-Marie Thiesse dans son livre La Création des identités nationales  Europe, XVIIIe-XXe siècle, reprend le terme d’identités nationales en nous précisant que pour elle il s’agit de fictions et expose comment celles-ci se sont formées dans toute l’Europe et ont toujours selon elle, donné naissance aux nations modernes.
 Elle nous montre qu’à travers l’Europe un catalogue d’attributs s’est constitué que les pays ont adapté à leur histoire et à leur culture. Pour ce faire dans chacun d’eux des groupes de recherche se sont mis à l’œuvre, reprenant à leur compte les meilleures trouvailles des autres et grâce à ces échanges continuels une liste s’est constituée que tous ont adoptée. Elle comprend une histoire, des héros, une langue, des monuments historiques, un folklore, des paysages, une mentalité, des représentations officielles : hymne et drapeau, un costume, une gastronomie, des emblèmes. La nation a trouvé une identité mais le travail n’est pas terminé car il faut que le peuple la connaisse, on va lui enseigner. Livres, revues, journaux, peintures et gravures sont largement diffusés avec succès, des expositions sont organisées dont les expositions universelles qui attirent des foules, des musées sont créés. L’école est aussi mise à contribution, elle fait découvrir ces nouveautés aux enfants mais ce n’est pas sa mission principale, elle doit imposer le français. La France des XVIIIème et XIXème siècle est une mosaïque culturelle, chaque province a sa langue, à l’intérieur de chacune chaque région a son dialecte. Pour mieux obliger l’usage du français on interdit d’enseigner tous ces parlers et de les pratiquer dans les écoles. Le fait d’imposer une langue unique à tous les Français avait aussi d’autres intérêts pour l’État centralisateur, il rendait la communication plus simple entre lui et les provinces, il permettait aussi un meilleur contrôle du peuple. Sur ce point, l’intérêt de l’État concorde avec la nécessité d’inventer des identités nationales.
 Selon Anne-Marie Thiesse, c’est une nouvelle conception de la nation qui a été créé et a été imposée au peuple. La nation ne serait que ce que l’élite veux qu’elle soit. Y aurait-il des nations anciennes avant le XVIIIème siècle et des nations modernes après ? La nation serait-elle une abstraction qui se détruit et se reconstruit en fonction des aléas de l’histoire ?
 La nation a une définition précise, établie dès l’Antiquité et immuable. Comme dit précédemment c’est une fiction mais qui répond à un besoin instinctif humain universel, celui d’appartenir à la communauté des gens qui sont nés sur le même territoire que soi. Par instinct nous sommes ensemble propriétaires du sol où nous sommes nés, nous sommes chez nous ! Il n’y a pas de jugement moral à faire sur ce point, il ne décrit qu’une réalité universelle, ce que nous ressentons. Mais pour que la nation soit vécue comme une réalité, il lui faut des attributs reconnus, admis et partagés par tous ses membres, le peuple a alors la conviction d’être uni. Pour être concret prenons l’exemple du drapeau, chaque nation a le sien et chacun de ses membres le reconnaît pour sien, en partageant sa propriété les membres d’une nation se sentent unis car le drapeau symbolise le territoire et avoir le même drapeau c’est être de la même nation. Avant les drapeaux actuels il y avait des armoiries et elles avaient le même rôle.
 La France était au XIXème siècle la référence pour tous les peuples européens ; quand ça bougeait à Paris l’onde de choc traversait le continent. Déjà en 1830 le renversement de Charles X entraîna des révoltes en Allemagne, en Italie, en Belgique et en Pologne. En 1848, c’est Louis-Philippe qui tomba à son tour et sa chute provoqua un mouvement de révolte en Europe appelé le Printemps des peuples. En Allemagne et en Italie les peuples aspirèrent à l’unité nationale. Dans d’autres régions dominées par les puissances de l’époque (Autriche, Prusse, Russie et Empire Ottoman), les Hongrois, les Polonais, les Roumains, les Serbes s’insurgèrent pour former des nations indépendantes. Toutes ces révoltes seront des échecs car violemment réprimées mais elles étaient au début d’un processus qui conduira à la formation du royaume d’Italie en 1861 et du Reichstag en 1871.
 Quand au XIXème siècle ces sentiments nationaux se sont révélés en Europe, il fallait pour matérialiser ces futures nations, leur trouver des attributs. Ce ne pouvait plus être les monarques et leurs représentations. Des intellectuels ont choisi une série de thèmes unificateurs et les ont proposés. Ils n’ont rien imposé car les peuples n’auraient pas accepté des symboles qu’ils ne reconnaissaient pas. Étant eux-mêmes du peuple, ils sentaient ce qui pouvait convenir et puis comme déjà dit, ils profitaient des essais faits dans les pays voisins. Ces thèmes ont donc été bien perçus et sont devenus les attributs des nations en devenir.
 En France il n’y a plus de roi et s’il est encore là, il n’est plus au-dessus du peuple. Le symbole de la nation a disparu, le sentiment national est toujours vivant mais il doit trouver de nouveaux repères. La Révolution, ses guerres puis l’aventure napoléonienne ont provisoirement plus ou moins uni le peuple français mais ensuite l’instabilité politique est telle qu’aucune autorité ne peut servir de référence. En conséquence, comme partout en Europe, les nouveaux thèmes ont été adoptés. D’autant plus que dans cette période où se succèdent renversements de régimes, crises économiques, épidémies et guerres, le recours aux traditions et au patrimoine apportait de la stabilité et rassurait en donnant l’impression d’une France éternelle capable de faire face à tous ces violents évènements dus à une évolution perçue comme  incontrôlable. Sur ce point je partage le point de vue d ’Anne-Marie Thiesse.
 Mais contrairement à ce qu’elle nous dit, ni une identité nationale même fictive, ni une nation moderne n’ont été créées mais ce sont les attributs d’une nation existante qui ont été actualisés.
 Quant à savoir quand la nation française est née, sous l’Ancien Régime la noblesse situait cette naissance à Clovis soit à l’origine revendiquée par eux de l’aristocratie, après la Révolution la République l’a fait remonter au temps des Gaulois considérés comme nos ancêtres mais ces choix sont arbitraires et la réalité est autre, les historiens semblent s’accorder pour placer l’apparition du sentiment national en France à la fin du Moyen Age après la guerre de Cent Ans.



Commentaires