Montaillou d’après le livre d’Emmanuel Le Roy Ladurie




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Montaillou d’après le livre d’Emmanuel Le Roy Ladurie.


 Plongeons-nous encore dans le monde d’autrefois. Aucun d’entre nous n’envisagerait d’y vivre. Nous pensons même que nous ne le pourrions pas mais nous raisonnons en fonction de ce dont nous disposons aujourd’hui et qui nous semble indispensable. Ce que nous n’imaginons pas est que nos ancêtres possédaient une culture adaptée à leurs conditions de vie et que celle-ci leur permettait de surpasser des malheurs que nous n’acceptons plus.
 Sur notre histoire nous avons la chance, en Ariège, de disposer d’un document majeur, le livre d’Emmanuel Le Roy Ladurie « Montaillou, village occitan de 1294 à 1324 », étude faite à partir des registres d'inquisition rédigés par Jacques Fournier, évêque de Pamiers, lors de l’éradication de l’hérésie cathare en Ariège. Certes il ne concerne qu’une petite partie du pays ariègeois, Montaillou et la Haute Ariège, et une période très courte de son histoire : le début du XIVème siècle mais dans ce petit concentré de vie il m’importe de comprendre comment dans un contexte bien différent du nôtre, ce peuple des montagnes abordait les mêmes problèmes que nous : les problèmes universels.
 A de rares exceptions près qui osaient l’irréligion, les montagnards de la Haute Ariège vivaient en ce temps-là avec l’obsession du salut de leurs âmes. Pourtant en bons cathares qu’ils étaient pour la plupart, ils ne croyaient pas au péché. Dans le catharisme, seuls les Bonshommes (les Parfaits) étaient soumis à une morale très stricte ; entre autre ils devaient respecter un régime végétarien sans œufs ni laitage et ne devaient avoir aucun contact physique avec des femmes ; pour le commun, au contraire, aucune limite, tout était permis. Cependant les mœurs des Montaillounais n’étaient pas particulièrement dépravées et cela n’était pas dû à la peur d’une quelconque répression. Les seigneurs du lieu et leurs représentants toléraient ou partageaient parfois leurs croyances et puis ils étaient bien loin et avaient d’autres préoccupations que les agissements de leurs serfs des montagnes; le clergé y était représenté par un curé débauché et hérétique. Mais ici comme chez les voisins catalans, on avait le sens de l’honneur. On ne commettait pas certaines actions parce qu’on les considérait comme laides. L’inceste, l’adultère et le parjure étaient les plus exécrés. On notera tout de même que pour les notables, notamment pour le curé de Montaillou qui ne manquait pas de maîtresses, les écarts étaient acceptés (par peur ou par intérêt). Mais en général braver un interdit entraînait un sentiment de honte ; non pas honte d’avoir fauté mais honte d’avoir, ce faisant, jeté l’opprobre sur son ostal (c’est-à-dire sa maison et sa famille). Qu’elle soit catholique ou cathare, la morale religieuse n’avait pas grande emprise sur les mœurs de ces rudes montagnards, la peur du regard des autres était, chez eux, beaucoup plus efficace. La religion n’était pas non plus d’un grand secours face aux dangers. Prier Dieu ou les saints n’était pas un réflexe d’autant plus que l’on ne connaissait pas toujours les prières. Quand on était malade et qu’on en avait les moyens, on consultait des médecins aussi ruineux qu’inefficaces, mais le plus souvent on avait recours aux pouvoirs magiques des plantes et des guérisseurs, voire à la sorcellerie. En dernier lieu, on était fataliste. Qu’une mère perde plusieurs de ses enfants en bas-âge, qu’un hérétique se fasse prendre par l’Inquisition, « Dieu l’avait voulu !» ; cette croyance consolait de ne pas être maître de son destin et protégeait du sentiment de culpabilité. La volonté de Dieu était le recours après coup, la solution quand il est trop tard.
 La religion était surtout indispensable pour le salut de ces montagnards de la Haute Ariège mais au fond elle n’était pour eux qu’un moyen et si on choisissait la catholique ou la cathare c’est que l’on considérait que l’une ou l’autre était la plus efficace pour gagner l’au-delà. Qui du curé et de l’absolution ou du parfait et du consolament ? A Montaillou l’hérésie l’emportait largement.
 Il ne faut pas avoir beaucoup d’imagination pour deviner combien la vie était dure pour ces anciens, surtout dans cette période où l’Inquisition était une menace permanente. Menace d’être dénoncé et de finir au mur ou sur le bûcher mais pire encore pour les Montaillounais de ce temps-là, menace que sa maison soit détruite. Pour eux la maison (la domus en latin ou l’ostal en occitan) c’est ce qui lie les membres d’une famille et c’est aussi ce qui les relie aux ancêtres et assure une descendance. La maison c’est la sécurité matérielle et affective ; c’est la chaleur du foyer et la chaleur humaine ; c’est l’ancrage sur cette terre inhospitalière. Mais ce n’est qu’un ancrage provisoire, un passage. La maison définitive, celle qui réunit éternellement, elle ne pouvait exister que par-delà la mort. L’au-delà c’était ça la grande affaire de leurs vies et cela me semble avoir été pour eux bien plus important qu’une simple affaire religieuse.
 Je ne peux terminer ce rapport succinct sur la mentalité des habitants de Montaillou sans évoquer la personnalité du berger Pierre Maury, si cher et à juste titre à Emmanuel Le Roy Ladurie. Nomade alternant transhumances d’été sur les estives pyrénéennes et transhumances d’hiver dans les plaines audoises et catalanes, il n’avait pas la possibilité d’accumuler des biens autres que ceux qu’il pouvait porter sur son dos et il s’estimait trop pauvre pour posséder sa maison, prendre épouse et fonder une famille. Il n’avait pas pour autant une vie de solitaire. Son sens très fort de l’amitié lui permettait de trouver aide et affection auprès de nombreux compères et commères, souvent des exilés établis en Catalogne ayant fui l’Inquisition et avec lesquels il échangeait à l’occasion des nouvelles du pays, auprès d’autres bergers d’origines très diverses dont un Sarrazin, et de patrons ou patronnes avec lesquels il s’engageait et se désengageait périodiquement. Et puis quel que soit le lieu où l’amenait son métier de berger, il n’oubliait jamais sa maison d’origine et faisant fi des mises en garde de ses amis, il y revenait souvent au risque d’y être arrêté par les sbires de l’inquisiteur Fournier. Elevé dès son enfance comme berger et comme cathare Pierre Maury n’a jamais renié cette double condition malgré les nombreux dangers auxquels elle l’exposait. Au contraire, il en était fier. C’était son destin.
 La culture du Montaillou que nous décrit Emmanuel Le Roy Ladurie m’apparaît être une culture du lien familial et du devoir de le prolonger. A Montaillou la maison ce n’est pas seulement ce grâce à quoi l’on peut vivre, ce qui abrite, où l’on mange, où l’on dort et où l’on travaille ; ce n’est pas non plus que ses dépendances : le jardin qui nourrit, les champs que l’on cultive et le pré où l’on fait paître le bétail. Bien sûr, cet aspect purement matériel de la maison existe et il est nécessaire pour l’économie de ces sédentaires, mais il n’est pas indispensable pour les bergers dont Pierre Maury qui aime sa vie errante, qui en vit pauvrement mais bien, et qui ayant accepté ce destin dès son enfance, s’est volontairement privé d’avoir sa maison. Ici, pour les Montaillounais la maison c’est aussi ce qui assure l’unité de la famille souvent composée de trois générations auxquels s’ajoutent chez les plus riches des serviteurs. Même les anciens disparus y gardent leur place. Pour cela, on prélève sur les morts des ongles et des cheveux que l’on conservera; ainsi le lien avec les anciens n’est pas rompu par leurs départs. Ceux qui doivent en partir se sentent aussi liés à la maison comme l’est toujours Pierre Maury qui malgré le risque d’être pris par l’Inquisition revient périodiquement y faire un passage. Elle garantit mieux que toute police ou toute morale religieuse l’ordre en ce pays ; pour protéger son honneur chacun se gardait autant que possible d’accomplir tout acte honteux. Ici, nul ne se considère comme un individu autonome mais s’identifie comme appartenant au groupe que représente pour lui sa maison. Ce groupe il ne faut pas l’idéaliser, les rapports n’y sont pas toujours tendres, mais il est essentiel aux montagnards de ce temps-là.



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