L’hypothèse des instincts
Le vieux schéma qui opposait l’intelligence
humaine à l’instinct animal est enfin tombé en désuétude. Que les animaux
soient intelligents les paysans qui les côtoyaient depuis des millénaires s’en
étaient aperçu, qu’il y ait des instincts chez les humains les poètes et les
romanciers l’ont souvent exprimé avec leur sensibilité, mais pour les
philosophes de telles évidences étaient à mille lieues de leurs préoccupations,
considérations trop terre à terre pour troubler leur dogmatisme, sauf pour La
Mettrie, Nietzsche et quelques autres, bien entendu, ceci étant dit sans
vouloir polémiquer, seulement pour mettre en évidence les limites de
l’intelligence. Pour autant, il n’est pas certain que l’on sache encore ce
qu’est l’intelligence et encore moins ce qu’est un instinct humain.
Migrations, hibernations, parades nuptiales
sont des comportements instinctifs des animaux parmi les plus connus et aussi
les plus intrigants ou les plus spectaculaires. Plus curieuse encore : la
danse que font les abeilles au retour à la ruche pour indiquer aux autres
butineuses dans quelle direction et à quelle distance se trouve la réserve de
pollen qu’elles ont découverte. Il est difficile de croire qu’un procédé de
transmission d’informations aussi sophistiqué soit seulement inné. Il a été
découvert par Karl Von Frisch, prix Nobel en
1973 avec Konrad Lorenz et Nikolaas Tinbergen qui nous dit que de tels acquis
se construisent progressivement sur de très longues périodes ; en gros, si
une innovation profitable apparaît chez une espèce suite à une mutation
génétique, les individus qui en héritent s’imposent, puis elle se perfectionne
par le même procédé jusqu’à aboutir, avec le temps, à des comportements aussi
complexes que la danse des abeilles.
La construction du nid chez les oiseaux est
aussi instinctive mais pas seulement comme le montre l’exemple du tisserin de
Baya. C’est une espèce vivant en colonies dont le mâle est un maître dans l’art
du tissage. Il tresse des lanières végétales soigneusement sélectionnées pour
leur souplesse et utilise dix nœuds différents pour élaborer un nid en forme de
goutte d’eau suspendu à une branche dont l’entrée se situe à la base,
inaccessible aux serpents et autres prédateurs. Son chef-d'œuvre achevé il le
présente à une femelle, si celle-ci l’accepte elle pondra ses œufs à
l’intérieur et les y couvera sinon il démonte son nid et le recommence. Il peut
ainsi construire jusqu’à quatre nids et séduire autant de femelles et même
continuer alors qu’il n’y en a plus de disponible dans la colonie. Cette méthode
instinctive s’améliore par apprentissage car on constate que les nids des
jeunes sont plus grossiers que ceux de leurs anciens plus expérimentés. Ici,
l’expérience se rajoute au savoir-faire instinctif pour atteindre la
perfection.
Les animaux sont aussi capables d’innover. Les
orques ont mis au point différentes techniques de chasse variant selon les
groupes, celles qui fréquentent les côtes d’Argentine pratiquent l’échouage.
Après s’être approchée discrètement en nageant sous l’eau, l’orque se propulse
vers la plage et attrape une jeune otarie évoluant sur le bord de l’eau, elle
recule ensuite en s’aidant de ses nageoires pectorales pour regagner le large.
L’on observe beaucoup d’autres animaux capables d’inventer des techniques
nouvelles pour leur espèce, par exemple les singes capucins qui lâchent de
grosses pierres pour casser la coquille de certains fruits reproduisant ainsi
la méthode de l’enclume et du marteau ou les chimpanzés qui glissent les fines
tiges qu’ils ont fabriquées, dans un trou d’un arbre pour en faire sortir
l’animal qu’ils veulent attraper. Tous ces savoir-faire se transmettre de
générations en générations mais selon deux modes différents, les singes
capucins et les chimpanzés procèdent par imitation de sorte que les petits parviennent
à maîtriser les techniques après de nombreux essais infructueux, les orques par
enseignement et ce sont les femelles les plus âgées qui apprennent aux plus
jeunes le procédé de chasse par échouage, il serait bien dangereux, dans ce
cas, pour un petit novice de tenter seul d’imiter ses aînés et encore
faudrait-il qu’il l’ose.
Il ressort de ces exemples que les espèces
animales disposent de deux facultés pour acquérir des savoir-faire, l’instinct
et l’intelligence qu’il serait stupide d’opposer car il suffit d’observer les
insectes sociaux pour constater que des comportements instinctifs permettent
des modes d’organisation très complexes qu’une intelligence est incapable de
reproduire, et ces deux facultés sont d’autant moins opposables que dans la nature
elles se complètent souvent comme dans le cas du tisserin de Baya.
Il est étroit le lien entre nous et les autres
êtres vivants. Les sciences de la nature nous prouvent chaque jour un peu plus
que l’intelligence existe là où l’on n’aurait jusqu’ici jamais soupçonné
qu’elle soit possible comme chez le blob, organisme unicellulaire possédant des
milliers de noyaux, ni animal ni plante ni champignon, qui étale son corps
gélatineux sur des sols humides et ombragés et peut apprendre à surpasser son
aversion pour une substance afin de la traverser et atteindre sa nourriture.
Une forme d’intelligence existait donc avant l’apparition du cerveau.
Inversement, on peut avoir le cerveau le plus développé que la nature a
produit, être doté d’une intelligence incomparable à toute autre et n’en être
pas moins doté d’instincts telle est du moins l’hypothèse posée ici.
Dans ce que nous montre les exemples
précédents, instinct et l’intelligence servent à satisfaire les besoins vitaux
d’une espèce comme se nourrir, se reproduire, construire un abri, se protéger
de prédateurs, communiquer etc. Chez nous ces besoins ne sont assurés que par
le moyen de notre intelligence ; elle nous permet d’acquérir un savoir qui
se transmet de générations en générations, se cumule et se remet en cause et en
évoluant devient de plus en plus performant. Cette caractéristique qui
d’ailleurs ne nous est pas propre – comme on l’a vu chez les primates ou les
cétacés les plus évolués par exemple – nous a éblouis au point de penser que
nous étions des êtres dépourvus d’instincts, ce qui par ailleurs justifiait le
besoin de nos ancêtres devenus paysans sédentaires de dominer la nature. Mais
ce faisant n’avons-nous pas refoulé une autre catégorie d’instincts que
pourtant nous savons partager avec certains animaux ?
L’instinct grégaire est un de ceux-là.
Cependant, nous n’acceptons pas d’être comparés aux animaux qui possèdent aussi
cet instinct. Les moutons en premier ; pourtant des études récentes de
leur comportement ont montré que contrairement à notre croyance, ils ne suivent
pas n’importe qui, ils ne sont pas des plus intelligents mais pas si bêtes
qu’on le dit. Ou les crickets se déplaçant en nuages qui ravagent les récoltes,
ou encore les loups qui, comme dit dans une chanson de Serge Reggiani, ont
envahi Paris. Pour nous la grégarité c’est la meute ou le troupeau, alors pour
ne pas choquer les consciences parlons plutôt d’instinct de communauté, cela
veut-dire exactement la même chose mais évite les préjugés. Car qui peut nier,
en effet, que nous formons des communautés ?
Un autre est l’instinct de territoire. Comme
les animaux qui se protègent de rivaux capables de les concurrencer sur leur
espace vital, nous luttons contre tous les envahisseurs, surtout les étrangers
et même ceux qui voudraient piétiner le coin intime où nous rangeons nos rêves,
notre petit jardin secret.
Rajoutons l’instinct de fusion. On lui doit,
peut-être, les couples de colombes, symboles de la fidélité, lui qui, vu la
multiplication des divorces, parait avoir pris chez nous un coup de plomb dans
l’aile mais pas si sûr puisqu’il n’y a pas pour autant de baisse du taux de
natalité.
N’oublions pas la curiosité. Le corbeau est
très curieux mais comme l’a observé Karl Lorenz seulement pendant sa jeunesse.
La curiosité de l’être humain est en apparence sans limites d’autant plus
qu’elle persiste chez lui durant toute sa vie, c’est sans doute, là encore, une
illusion dont il a besoin.
Et l’instinct de possession qui ne parait pas
beaucoup exister chez les animaux encore qu’il ne soit pas prudent de tenter de
voler une proie dans la gueule d’un carnassier. Chez nous, au contraire, il
s’est développé au point d’en être devenu une tare.
Enfin il existe trois autres instincts que ne
semblent pas avoir les autres espèces animales. L’espoir, comme si en dehors de
nous pas un seul être vivant n’avait besoin de cette béquille pour surmonter le
malheur. La culpabilité qui devrait nous éviter de commettre le pire et qui le
fait si mal. L’instinct du beau, le roi de nos instincts auxquels tous les
autres se soumettent et nous aussi par conséquent, car même si l’expérience
nous montre que nous n’avons pas toujours du talent, nous ne sommes quand même
que des artistes.
A quoi nous servirait notre intelligence si
nous n’étions pas curieux ? L’intelligence n’est qu’un outil à notre
disposition qui ne servirait à rien si un vouloir ne nous amenait pas à
l’utiliser et celui-ci nous vient de la curiosité. Nos instincts n’ont pas pour
fonction de satisfaire nos besoins mais d’entretenir en nous ces vouloirs qui
nous poussent à connaître, à vivre en communautés, à créer notre territoire, à
aimer, à posséder, à espérer, à douter ou à rechercher en tout la beauté. La
condition humaine est entièrement définie par eux ; ils nous animent, ou
pour parler en termes religieux, ils nous donnent une âme.
Il se peut, et ce n’est là qu’une autre
hypothèse, que le « je », ce sujet que nous sommes, ne soit que la
conscience des effets de ces forces instinctives, que notre volonté ne soit que
la résultante de leurs actions, la somme algébrique des vouloirs qu’ils
produisent. Nous ne sommes, peut-être que le terrain de jeu de nos instincts,
tout comme il est possible que notre conscience ne soit qu’un spectateur qui
refait sans cesse un match dans sa tête, qu’un commentateur qui conjugue
toujours le conditionnel au passé et l’impératif au présent.
L’histoire de l’humanité nous enseigne ce jeu
des instincts. Chaque époque produit un type humain particulier et il lui
correspond un instinct dominant, une étude schématique de l’histoire de notre
espèce suffit pour le constater.
Pour les chasseurs-cueilleurs la cohésion du
groupe était sans doute essentielle. Il est possible, comme le prétendait
l’anthropologue Alain Testart, que selon qu’ils stockaient ou non leurs provisions
leur mode d’organisation était plus ou moins égalitaire, cependant pour les
archéologues rien n’atteste qu’il y ait eu des conflits meurtriers dans ces
groupes ni même entre eux et en déduisent que les relations humaines y étaient
fondées sur la coopération et l’empathie ; il ne faut pas imaginer que la
vie y était idyllique comme celle du mythique bon sauvage mais chez les
chasseurs-cueilleurs l’instinct de communauté étant dominant, ils savaient
régler les conflits sans s’entre-tuer et grâce à cette aptitude notre espèce
s’est perpétuée durant le paléolithique supérieur et
le mésolithique.
Au Néolithique depuis le développement de
l’élevage et de l’agriculture les paysans sédentaires travaillent une terre
dont ils ne se sentent pas propriétaires, mais qui est celle de leurs ancêtres,
ils n’en sont que les dépositaires et ils la transmettront à leur tour à leurs
descendants, ils sont d’une lignée liée à un sol, contrairement à ce que nous
pensons car nous imaginons toujours le passé en fonction de ce que nous sommes
devenus, l’instinct de possession ne les domine pas. D’après les préhistoriens
les premiers conflits meurtriers interviennent à cette période et sont dus aux
migrations de peuples cherchant une terre fertile ou aux problèmes de partage
posés par la surpopulation. Dans ces sociétés semi nomades ou sédentaires
l’instinct de communauté n’a pas disparu mais l’instinct de territoire l’a
supplanté et ce dernier est enclin à provoquer des guerres, pour défendre la
terre nourricière on est prêt au sacrifice et de même si l’on doit l’acquérir.
Puis les hiérarchies s’affirment et accroissent les inégalités dans des sociétés de
plus en plus complexes où émerge une élite composée de guerriers,
d’administrateurs, de commerçants et d’artisans reconnus pour leur savoir ou
leur compétence et en elle s’impose une aristocratie qui monopolisera le
pouvoir dans les cité-états de l’âge du bronze. Chez elle l’instinct de
territoire qui déclenchait un réflexe de défense chez les
cultivateurs-éleveurs, s’hypertrophie et devient ambition démesurée de
conquêtes jusqu’à fonder des empires, une mentalité expansionniste qui existait
encore en Europe avec les monarchies jusqu’au XIXème siècle et se traduisait
par des alliances éphémères et des guerres perpétuelles entre dynasties
concurrentes.
Pour résumer le XIXème siècle il suffit de
deux mots, capitalisme et nationalisme. Le capitalisme, rien d’autre qu’un
instinct démesuré au point qu’aucun autre instinct ne lui résiste, un poison
sans antidote, le triomphe d’un subalterne jusqu’alors discret et devenu la solution morale pour transformer
légalement un humain en outil industriel, une
définition : la cupidité. Le nationalisme, citons Nietzsche « Ils (les
Allemands) sont responsables de cette
maladie, de cette déraison suprêmement anti civilisatrice qu'on appelle
le nationalisme, névrose dont souffre l'Europe, et qui perpétue la monomanie
des petits Etats et de la petite politique : ils ont enlevé à l'Europe et son
sens et sa raison : ils l'ont acculée
dans une impasse. Qui sait, que moi, comment en sortir ?... Qui sait une
tâche assez grande pour réunir les peuples nouveaux ?... » (Ecce Homo -
1888) ; en Allemagne certes, une nation neuve qui rugit pour s’affirmer et
ailleurs, en France où après la disparition de la monarchie pullule le
sentiment d’une décadence, dans cette Europe en transformation l’instinct de
territoire a engendré un nationalisme sectaire et criminel.
Le XXème siècle, la continuité de ce
nationalisme, ses conséquences, ses horreurs. Et puis un gigantisme capitaliste
qui s’étale sur la planète et enfante des pantins pour se donner une caution
démocratique et l’impression d’être organisé. Son slogan :
« Enrichissez-vous ! », la cupidité enseignée comme un devoir.
L’être humain est le seul animal capable de
construire à ce point son histoire en ayant l’illusion d’en être le maître, et
de provoquer une évolution aussi rapide de son mode d’existence. Si nous avons
amélioré de façon si spectaculaire nos conditions de vie matérielles,
l’intelligence est bien le moyen qui nous a permis d’y parvenir. Mais si nous
percevons les dommages qu’elles causent à notre environnement, jamais nous
n’avons été conscients des conséquences que peuvent avoir toutes nos inventions
sur notre psychisme et de quelle façon elles le modifient. Chaque innovation a
contribué à créer des organisations de plus en plus complexes, du
chasseur-cueilleur au paysans du néolithique, des civilisations de l’antiquité
aux sociétés modernes, chaque passage a induit une hypertrophie de certains
instincts et le refoulement d’autres, les comportements humains en sont devenus
de moins en moins maîtrisables au point de provoquer des horreurs jusqu’alors
inconcevables.
A
l’origine l’homo sapiens vivait conformément à sa nature sans les dérèglements
psychiques qu’en évoluant nous nous sommes infligés, semble nous dire
l’histoire, ce n’est là, bien sûr, encore qu’une autre hypothèse car nous ne
saurons jamais ce qu’était la culture des premiers humains, elle a au moins le
mérite de nous amener à considérer la condition humaine d’une autre façon.
La curiosité, cette tentation de la connaissance, serait-elle l’unique cause du péché ? Notre intelligence serait-elle un outil empoisonné ? Comprendra-t-on un jour ses limites ?
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