Sur la tolérance : John Locke et Pierre Bayle
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Sur la tolérance : John Locke et
Pierre Bayle
Plutôt que de perdre son temps avec un
concept de liberté si flou et si aléatoire qu’il divise plus
qu’il ne rassemble et qui me paraît, pour ma part, sans fondement,
il vaut mieux réserver son énergie à réfléchir sur une notion
bien concrète et plus apte à régler les rapports humains : la
tolérance. Une notion qui par ailleurs nous confronte à une réalité
si complexe qu’il en est presque ridicule de se disperser dans des
considérations idéalistes. Je soupçonne même que parmi ceux qui
s’y complaisent, il en est certains, et ce me semble le cas des
personnages politiques les plus lucides, qui ne le font que parce
qu’ils sont dans l’impossibilité d’affronter une opinion
publique ou des factions puissantes qui leur seraient contraires
s’ils s’engageaient dans de bonnes résolutions et ce n’est pas
là forcément un manque de courage mais une façon de dissimuler
leur impuissance ou leur incompétence.
L’Europe du XVIIème siècle fut une
période marquée par de nombreux conflits religieux, en particulier
en Angleterre où la religion anglicane était menacée d’une part
par le puritanisme et d’autre part par des tentatives de
réintroduction du catholicisme et en France où le Roi Soleil par la
révocation de l’Édit de Nantes a condamné les protestants à
l’exil ou à des conversions souvent factices. C’est dans ce
contexte violent que deux penseurs précurseurs des Lumières, l’un
anglais, l’autre français, tous deux réfugiés en même temps aux
Pays-Bas, ont rédigé leurs théories sur la tolérance.
Le premier est John Locke qui écrit en
1686 sa « Lettre sur la tolérance ». Il y préconise la
séparation des pouvoirs de l’église et l’état.
Le rôle des églises est de « nous
engager à vivre suivant les règles de la vertu et de la piété »
au lieu de cela elles veulent se dominer les unes les autres en le
justifiant par leur orthodoxie, elles persécutent ceux qui ne
suivent pas leurs dogmes et elles prétendent le faire au nom de
l’intérêt public. Ces considérations, brièvement exposées ici,
amènent Locke, pour mettre fin aux disputes des églises où se
mêlent zèle religieux et ambitions politiques, à séparer « ce
qui regarde le gouvernement civil, de ce qui appartient à la
religion, et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de
l'un et ceux de l'autre ».
L’État : « une société
d'hommes instituée dans la seule vue de l'établissement, de la
conservation et de l'avancement de leurs intérêts civils », les
intérêts civils étant pour Locke la vie, la liberté et les biens
de chacun. Le magistrat civil a le devoir de protéger ces intérêts
et a pour cela le droit de condamner selon les lois civiles celui qui
ne les respecte pas. Mais la foi ne peut être imposée à personne,
c’est affaire de conscience personnelle et la force n’est pas un
moyen pour persuader celui qui est dans l’erreur car elle n’a pas
de prise sur sa conscience. De plus, nul n’est tenu d’adopter la
religion de son pays et encore moins celle des princes car ceux-ci
sont autant divisés par leurs croyances que par leurs intérêts
temporels. Pour ces raisons le pouvoir civil n’est pas qualifié
pour montrer le chemin du salut des âmes. Par contre il doit
interdire les dogmes qui nuisent au bien public ou qui sont
contraires au principe de tolérance.
L’Eglise : « une société
d'hommes, qui se joignent volontairement ensemble pour servir Dieu en
public, et lui rendre le culte qu'ils jugent lui être agréable, et
propre à leur faire obtenir le salut ». Chacun choisit son
église librement et volontairement et peut la quitter s’il juge
qu’il s’y trouve dans l’erreur. L’église doit respecter la
liberté de ses membres et ne peut leur imposer des lois qui sont du
domaine du temporel. Elle peut exclure de sa communauté des membres
qu’elle estime dans le pêché mais ne peut en les excommuniant
porter atteinte à leur dignité, à leur vie ou à leurs biens, pas
plus qu’elle ne peut persécuter ceux qui sont d’une autre
église. Aucune n'a autorité sur une autre même si le prince est de
son côté. L’église doit enseigner la tolérance et en
conséquence admettre dans son pays d’autres religions à
l’exception, cependant, de celles qui obéissent à un prince
étranger. Mais les athées ne doivent pas y être acceptés parce
que l’on ne peut pas se fier à ceux qui n’ont pas de foi.
John Locke considère la tolérance du
point de vue politique, ou plus exactement de la politique qu’il
juge la meilleure pour son pays. Ainsi lorsqu’il exclut toute
religion soumise à une autorité extérieure, sans le dire
explicitement, il ne tolère pas les Catholiques qui obéissent au
pape et qu’il considère donc comme une menace pour l’Angleterre.
Je n’ai guère d’affinités avec celui que l’on considère
comme l’un des fondateurs du libéralisme. Locke prônait la
liberté d’entreprendre pour celui qui acquiert ses biens par le
travail à condition de reverser, par charité, ce qui lui est
superflu à ceux qui n’ont pas de quoi assurer leur vie. Ainsi il
justifiait la spoliation des terres des amérindiens par le fait
qu’ils ne la travaillaient pas. Par ailleurs, peut-être parce
qu’il était le secrétaire d’une compagnie qui pratiquait la
traite des noirs, il ne condamnait pas l’esclavage, le considérant
comme une servitude acceptée. Il aurait dû aller dans les colonies
voir ce qu’il en était réellement. Mais ce n’est pas parce
qu’on n’en partage pas les principales qu’il faut rejeter
toutes les idées d’un penseur et quelles que soient les
motivations de Locke, son principe de séparation des pouvoirs de
l’église et de l’état reste encore un modèle indispensable
aujourd’hui.
Le second est Pierre Bayle qui publie en
1886 son Commentaire sur les paroles de l’Évangile selon Saint Luc
« Va-t’en, dit-il au serviteur, par les routes et les jardins, et
ceux que tu trouveras, contrains-les d’entrer afin que ma maison
soit remplie ». Il se propose en réfutant le sens littéral de ces
paroles du Christ prit comme argument par Saint Augustin pour
justifier la conversion forcée des païens, de démontrer la
nécessité de la tolérance.
Selon Pierre Bayle, Dieu n'a pas voulu que
nous accédions directement à la vérité mais pour nous aider à y
parvenir il a donné à chacun de nous, dès sa naissance, la lumière
naturelle. Cette conscience innée nous donne les principes généraux
qui nous permettent de discerner si nos lois morales sont conformes à
l'honnêteté et à l'équité mais ce ne sont que des lignes
directrices et pour bien juger de ce qui est juste, il faut se
dégager des intérêts et des coutumes qui nous troublent.
La raison nous dit qu'il existe un dieu
qui gouverne toute chose et doit-être adoré selon un élan
intérieur volontaire et que les actes d'adoration sans la foi sont
sans valeur pour lui. La persécution en forçant les esprits
n'incite pas à l'amour de Dieu mais à la crainte du persécuteur et
en conséquence à une soumission hypocrite car on n’accède pas à
la vérité sous l’emprise des passions et le persécuté qui croit
en sa religion n’éprouve que de la haine pour son persécuteur et
il ne se convertira que pour sauver sa vie et ses biens, ou par
cupidité si on lui promet des avantages, mais pas par adhésion de
sa conscience. Il n’est pas non plus admissible que l’on
contraigne un infidèle en prétendant le faire pour son bien. On
doit se limiter à l’instruire et si malgré tout il persiste
encore dans ses croyances, ne pas prétexter qu’il s’entête pour
le torturer puisqu’il n’y a que Dieu qui puisse juger de ce qu’il
y a dans sa conscience. L’opiniâtreté n’est pas un argument
soutenable. La contrainte est donc contraire à ce que Dieu nous
apprends par la lumière naturelle. Elle est aussi contraire à
l’esprit des Ecritures car la parole de Jésus-Christ ne peut pas
s’opposer à l’enseignement de Dieu.
On ne peut soutenir que la conversion par
la force ordonnée par le roi de France se justifie parce qu’elle
permet d'agrandir le royaume de Dieu. Le souverain agit là selon son
bon plaisir et quand on prétend qu'il ne le fait que pour faire
respecter son édit qui impose une seule religion en son royaume,
cela serait légitime si cet édit était juste. Or, il est
arbitraire car pourquoi alors ne pas en exclure ceux qui ont les yeux
bleus ? Un tel renversement des valeurs permet tous les crimes
et même les souverains peuvent en être menacés. Le désordre qui
en résulte est tel que l'on ne peut pas imaginer que ce soit là la
volonté de Dieu. Les souverains ont le droit de faire des lois
contre ceux qui vont à l’encontre de l’ordre public et de les
faire respecter mais pas celui de violer les consciences.
On ne peut être hérétique que par
rapport à sa propre religion, il est donc absurde de considérer
comme tel celui qui n’est pas de sa religion et pour les
catholiques d’en faire un argument pour persécuter les
protestants. Tout aussi relative est l’orthodoxie d’une religion,
elle n’est absolue que pour elle-même et chaque religion doit
admettre que les autres aient la même prétention de détenir la
vérité car cela est légitime et s’y opposer entraîne des
guerres sans fin. Ainsi le catholicisme refuse d’autres religions
sur son sol et donne de bonnes raisons aux infidèles pour ne pas
l’admettre sur le leur. D’ailleurs qui accepterait chez lui des
hypocrites qui prétendent apporter la bonne parole d’un Dieu
charitable puis dès qu’ils en ont la force, persécutent les
autochtones qui refusent de s’y convertir ? Ce faisant, ils
donnent, en particulier aux mahométans, des arguments pour les
combattre.
Il est inévitable qu’il y ait plusieurs
religions dans un pays du fait que la vérité étant difficile
d’accès chacun en donne sa version et il s’en suit des doctrines
différentes. Contrairement à ce que prétendent les intolérants
cette diversité n’apporte pas le désordre mais la concorde et
l’émulation et le rôle du souverain est de veiller à l’équité.
C’est l’intolérance qui est cause de tous les troubles car elle
s’oppose au droit et à la raison. Il faut donc tolérer toutes les
religions y compris la juive et la mahométane.
Pierre Bayle considère qu’il est
impératif de se régler sur sa conscience. Cependant Dieu ne nous
ayant pas donné un accès facile à la vérité l’erreur est
inéluctable. Ainsi, l’on peut commettre une action dont les
conséquences sont contraires à ses intentions mais ce n’est pas
là pécher du moment que l’on a agi selon sa conscience. Malgré
la force de ses convictions nul ne peut être certain d’être dans
le vrai et en conséquence, au lieu de condamner l’erreur de
l’infidèle, il faut admettre qu’elle est pour lui équivalente à
la vérité de l’orthodoxe. Certes il est possible que certains
commettent un crime en suivant leur conscience comme par exemple l’a
fait le fanatique qui poignarda Henri IV. De tels cas d’une part
sont rares et d’autre part l’intolérance n’est pas une
solution pour les empêcher. Pierre Bayle connaît trop bien la
nature humaine pour prétendre nous conduire vers un monde idéal.
Tolérer que l’on agisse selon une conscience à laquelle il donne
le droit d’être errante ne garantit pas de tous les désordres, il
le sait, mais pour en réduire le risque il veut nous obliger à
dépasser nos partis pris et nos préjugés.
Célèbre en son temps pour son
Dictionnaire historique et critique, cet humaniste protestant né au
Carla (aujourd’hui Carla-Bayle) en pays de Foix fut longtemps
oublié. C’est peut-être la faute à Voltaire.
Montrant que les chrétiens accordaient si
mal leurs conduites avec leurs principes religieux et que par
ailleurs certains athées (il pensait en particulier à Spinoza)
avaient des vies sociales irréprochables, il affirma que la foi ne
garantissait pas de bonnes mœurs et exprima sa conviction que
l’athéisme n’était pas contraire à la morale. Au XVIIème
siècle une telle idée valait l’anathème. Même Voltaire auquel
il avait montré la voie, n’eut pas cette hardiesse.
Il n’est pas inutile de répéter les
idées de John Locke et de Pierre Bayle même si elles nous
paraissent admises aujourd’hui. Le principe de séparation de
l’église et de l’état enfin adopté chez nous en 1905 nous est
évident et la laïcité n’est pas aussi en danger que certains le
prétendent. Mais alors pourquoi les démagogues nous font-ils peur
avec leurs menaces de guerre de religions ou pire encore de guerre de
civilisations ? Il n’est pas inutile, en effet, de leur
rappeler ce qu’ont été les conséquences de l’intolérance au
XVIIème siècle, et il serait intéressant de leur raconter ce
qu’ont été les vraies guerres de religions. La physionomie de
notre pays a bien changé depuis ce temps-là ; les athées s’y
sont imposés et aussi les Protestants, les Juifs et les Musulmans.
L’intolérance aussi a évolué, elle n’est plus religieuse, mais
elle est encore racisme, xénophobie, antisémitisme ou homophobie.
Cela les démagogues ne le diront pas. Mais sont-ils vraiment tous
des démagogues ceux qui propagent des inepties ? Il se peut que
certains soient sincèrement convaincus des vertus de l’ostracisme.
Alors, puissent naître parmi les
persécutés d’aujourd’hui des êtres comme John Locke et Pierre
Bayle, capables de sublimer leur haine et de créer quelques
évidences pour demain.
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