L’instinct du beau
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L’instinct du beau
Imaginons que la beauté disparaisse de ce
monde, pourrions-nous encore y vivre ? Supporterions-nous des jours
éternellement gris et brumeux sans jamais que le soleil ne se lève
et éclaire l’horizon comme durant certains jours d’hiver ? Mais
plus difficile à concevoir : que serions-nous privés de toute
sensibilité esthétique ?
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Tout ce qui concerne la beauté ne peut
pas s’appréhender par la prétendue raison. Les penseurs ont
cherché un savoir sans intérêt quand ils ont voulu comprendre ce
qu’est la beauté ; de plus, pour cela, ils se sont limités à
son étude dans la nature et les œuvres d’art, ignorant ainsi de
nombreux champs où elle est présente. Pourquoi n’ont-ils pas vu
qu’elle était partout : dans nos pensées, nos actes, notre
savoir (en particulier les mathématiques), nos sentiments… autant
que dans nos paysages et nos créations artistiques ? Sans doute
que trop soumis à l’intellect ils ont bridé leur sensibilité, ou
ce qu’ils ont ressenti ils n’étaient pas disposés à le prendre
au sérieux. Ce faisant, je crois qu’ils sont passés à côté de
l’essentiel : le rôle de la beauté dans la vie humaine.
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Chacun au matin, en ouvrant les volets,
scrute le temps qu’il fait et ce bref aperçu conditionne ce que
sera sa journée. Qu’il fasse beau et nous serons d’une humeur
plus joyeuse. Un beau jour est chaud, ensoleillé et
lumineux et, esthétiquement, il est réellement beau. Un jour froid,
gris et pluvieux n’est pourtant pas laid, il est dit mauvais. Ici
le mot beau prend un sens de plus, il est aussi synonyme de bon,
d’agréable et s’oppose à mauvais. C’est que cette beauté
nous donne du tonus, elle nous motive ou nous réconforte. Dans notre
rapport avec les conditions atmosphériques la beauté a donc surtout
une fonction physiologique et psychologique. Cela est tout à fait
subjectif car pour un paysan la pluie est un bienfait si toutefois
elle ne dure pas trop longtemps et ne pourri pas ses récoltes, et
elle l’est encore plus pour les habitants des pays arides qui après
des mois de sécheresse voient l’arrivée des premiers nuages comme
un salut et un motif de fête. Notre appréciation du temps qu’il
fait, nous vient de nos modes de vie, ceux de citadins des régions
tempérées.
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Par nature nous sommes tous des esthètes.
Nous apprécions toutes les beautés mais nous ne sommes pas que des
contemplateurs, nous sommes aussi des créateurs et pas seulement
d’œuvres d’art. Pour séduire nous soignons notre apparence,
possédons de beaux objets, nous décorons notre environnement,
tentons de contrôler nos attitudes et notre langage ; ce
faisant nous voulons afficher notre personnalité de la plus belle
façon. Certains en étalant leur luxe, imposent leur supériorité,
d’autres plus modestes montrent simplement leur désir d’être de
la société et sont élégants d’une manière plus
conventionnelle, et enfin, les derniers, les révoltés, expriment
leur sentiment d’en être rejetés et adoptent le parti de la
provocation. Ainsi chacun avec sa façon de paraître beau, témoigne
de sa condition sociale et la revendique.
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Les marchands ont découvert depuis
longtemps l’attirance de la beauté chez leurs clients. Avec la
modernité, ils ont perfectionné leurs techniques de séduction. La
publicité, le comble de la vulgarité, a supplanté la réclame et
propage une réalité inventée pour façonner les désirs de ses
clients potentiels ; elle est partout à la télé, sur
internet, dans nos journaux et dans nos villes ; elle est le
mode de financement de nos médias, de nos clubs sportifs et pas
seulement, c’est dire l’emprise qu’elle a sur notre économie.
La mise en scène des produits est devenue plus importante que leur
fonction et permet de vendre des objets à l’utilité discutable.
Leur apparence a son influence aussi et le packaging en transformant
les emballages nous fait saliver devant des denrées de bas de gamme.
Même les fruits et les légumes sont calibrés pour attirer notre
regard ; leur aspect vendeur compense largement leur goût fade.
Le but du commerce est de mettre le beau à la portée du plus grand
nombre et l’industrie excelle pour en fournir en quantité au
dépend de la qualité désormais trop chère dans un contexte où la
concurrence violente impose des bas salaires. Il faut donc
approvisionner une population qui ne produit plus rien de ce dont
elle a besoin et dont le revenu est faible face aux tentations
auxquelles elle est soumise, d’où des frustrations souvent
irrépressibles chez les plus démunis qui s’endettent. Dans ces
conditions, la présentation du produit le moins cher, celui qui est
abordable pour tous, donne l’illusion qu’il est aussi le
meilleur.
Face à l’inquiétude des consommateurs
pour leur santé ou pour celle de la planète, la puissance de
l’industrie sait s’adapter à coup de slogans scientifiques et
écologiques et son idée du beau donnera encore
longtemps un atout magistral au négoce.
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Pour ceux qui n’ont jamais pu entrer
dans le monde des mathématiques, il sera surprenant d’apprendre
qu’il a aussi ses beautés. Qu’ils soient mathématiciens ou
amateurs, ils s’accordent tous pour dire que toutes les
démonstrations ou toutes les formules, bien qu’elles soient justes
ou vraies, ne se valent pas, certaines sont belles, d’autres ne le
sont pas et ils affirment qu’une démonstration inattendue parce
qu’elle est courte, élégante ou originale, tout comme une formule
simple et concise, provoquent une émotion identique à celle
produite par une œuvre d’art ; ce que j’ai aussi vérifié
durant mes modestes études en mathématiques. Tout se passe comme si
la curiosité n’était pas suffisante pour surmonter l’aridité
et la complexité des mathématiques, comme si la perspective d’y
découvrir de la beauté était une motivation indispensable aux
mathématiciens pour surmonter les difficultés de leur activité.
Ce plaisir esthétique tous les chercheurs
scientifiques le connaissent aussi. Mes compétences sont
insuffisantes pour m’en assurer, cependant, selon les physiciens la
théorie de la relativité d’Einstein est aussi d’une grande
beauté. Certains affirment même que si au prix d’un long travail
de simplification une théorie devient magique, elle est forcément
vraie. Ce n’est bien sûr que leur opinion et je ne saurais le
vérifier.
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Acteurs, nous essayons de jouer le rôle
du personnage que nous pensons être et dont nous doutons de la
beauté. En séduisant ceux qui nous sont chers, c’est leur
reconnaissance que nous attendons car elle seule peut nous assurer de
l’importance que nous avons pour eux. Pour y parvenir nous adoptons
en fait le comportement qu’ils attendent de nous et par ce jeu de
théâtre nous parvenons à appartenir à leur communauté. Cet art
nous permet d’être reconnu, ce par quoi chacun de nous trouve une
force d’exister et si notre comportement a des arguments qui
manquent d’objectivité, peu importe s’il nous réconforte et
augmente notre désir d’être. Dans ce groupe où nous entrons,
nous avons le sentiment d’être acceptés par ceux qui nous
entourent, nous sommes enfin rassurés sur ce que nous sommes, nous
sommes beaux.
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Il y a aussi la beauté de nos idées.
Toute philosophie mène vers un idéal. Bien sûr c’est le cas de
l’humanisme qui en reprenant l’idéalisme platonicien nous
inflige des concepts irréels comme la liberté, l’égalité ou la
fraternité inscrits sur les frontons de nos mairies tels des
bannières derrière lesquelles nous devons tous nous unir, tels des
chants pour célébrer une démocratie encore illusoire. Même les
philosophies les plus réalistes nous proposent de beaux rêves, par
exemple l’état de béatitude de Spinoza, le communisme de Marx et
Engels ou encore le surhumain de Nietzsche. Car tout penseur se doit
de nous projeter au-delà du possible dans le but de nous montrer une
direction vers laquelle tendre, le danger survient lorsque l’on en
fait un but immédiat. Ou pire encore une obligation, car de belles
idées justifient aussi toutes les dictatures ; pour s’en
convaincre il suffit de se rappeler comment Hitler a su séduire le
peuple allemand, et pas seulement lui, avec son culte de la race
aryenne ou comment le communisme qui a enthousiasmé les prolétaires
en leur promettant de les libérer du joug capitaliste, les a menés
au stalinisme. Avec toutes les pensées, s’affirme une nécessité
de séduire ; on ne peut, en effet, les admettre que si nous avons la
conviction qu’elles nous mènent vers un monde plus beau et peu
nous importe que cette impression ne soit en réalité qu’un mirage
du moment qu’elles nous donnent un espoir.
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Même nos actions ont leur esthétique. La
politesse, la générosité ou le courage comme toutes les vertus
embellissent nos actes. Ceux-ci n’ont pas que l’efficacité comme
critère, la façon dont ils sont exécutés a autant d’importance
pour en apprécier l’intérêt. La manière compte autant que le
résultat. Seul celui qui meurt bravement à la guerre sera considéré
comme un héros. Les actes glorieux élèvent leurs auteurs et tel
Achille les rendent parfois immortels. Ce sont eux qui furent à
l’origine de la noblesse, cette caste qui n’a perduré dans son
statut qu’en impressionnant par sa magnificence. Leur autorité
dépendant de leur opulence, il s’ensuit que les puissants se
doivent toujours de s’accaparer les richesses. Chacun suppose, en
effet, que la fortune, quelle qu’elle soit, résulte forcément
d’un acte prodigieux. Sa légitimité et son pouvoir étant
proportionnels à l’admiration qu’elle suscite, pour qu’elle
fasse autorité et donc qu’elle soit puissante, on attribue à la
richesse des origines légendaires.
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L’absence de beauté ne s’évalue pas,
elle se ressent comme une angoisse qui remonte de l’intérieur.
Privés d’air nous suffoquerions, sans la beauté nous dépéririons
d’une autre façon, probablement d’une terrible dépression. Un
monde sans beauté serait aussi invivable qu’une atmosphère sans
oxygène, ce serait un monde uniforme, sans couleurs, sans nuances et
sans reliefs ; neutre, il ne serait pas forcément laid mais
certainement sans espoir.
Dans un tel monde, la vie serait absurde
car nous n’aurions rien à y admirer, rien ne nous conduirait à
penser, à agir et encore moins à créer car nous n’aurions aucune
envie, ni même de moyen de plaire. Sans la beauté que
pourrions-nous aimer ? Qui pourrions-nous aimer et le serions-nous ?
Sans la reconnaissance de ceux qui nous aiment ou nous apprécient
qu’elle conscience de nous-mêmes aurions-nous ? Sans la nécessité
de reconnaître et d’être reconnu nous serions des coquilles
vides, nous serions léthargiques, inutiles. Psychologiquement nous
vivrions avec une ignorance de ce que nous sommes qui nous mènerait
au désespoir et probablement au suicide. Un monde sans beauté
n’aurait pas d’humanité ; plus froid que les pôles, il gèlerait
toute sensation, tout sentiment ; son climat serait contraire à la
vie humaine.
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Même s’il peut évoluer avec
l’éducation et le travail, notre sens de la beauté est inné, il
est instinctif. L’instinct du beau est même le roi des instincts.
Tous les instincts humains ont un lien avec la beauté ; la
curiosité consiste à rechercher au moyen des sciences de l’harmonie
dans la nature, la cupidité à s’emparer de ce qu’il y a de plus
beau, l’espoir à vouloir vivre toujours de la plus belle façon ou
encore la culpabilité à ne pas se trouver beau…etc. On peut donc
avancer sans grand risque que l’instinct du beau est essentiel dans
le fonctionnement de la psyché.
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S’il y a en nous un désir de persévérer
dans notre être, comme Spinoza l’affirmait, ce désir pour garder
son intensité doit être alimenté par une forme d’énergie, de
même que l’eau est indispensable pour maintenir le mouvement des
rouages d’un moulin, de même qu’une bûche entretien un feu ;
cette source d’énergie, c’est la beauté. La beauté, qu’elle
soit naturelle, artistique, du domaine de la pensée ou de l’action,
est l’aliment de la vie psychique, tout comme la nourriture est
l’aliment du corps ; elle est ce sans quoi notre existence
s’éteindrait. L’instinct du beau est à la psychologie, ce que
l’appétit est à la physiologie.
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Un monde idéal serait beau, mais à
l’inverse notre monde réel est beau mais n’a rien d’idéal. La
raison en est que la beauté n’a rien à voir avec la morale. Si en
effet, nous pensons un monde moralement parfait, il sera forcément
beau puisqu’il sera le produit de notre imagination, par contre
dans le monde réel la beauté est amorale et engendre plus de
criminels que de saints car la fascination de la beauté mène plus
souvent à la folie qu’à la béatitude. L’histoire nous donne
quelques exemples où l’esthétique pose problème. Parmi eux le
cas de Louis-Ferdinand Céline. Faut-il considérer cet auteur de
violents pamphlets antisémites, comme l’un des plus grands
écrivains du XXème siècle ? Du point de vue de la morale il est
impossible d’admirer un raciste qui exècre les juifs et tout ce
qui vit au sud de la Loire, mais comme écrivain de par son style et
son langage, il a une telle force de séduction qu’en lisant «
Voyage au bout de la nuit » ou « D’un château l’autre », on
oublie ses pires outrances et l’on se laisse emporter par
l’originalité de son écriture et la vitalité de ses récits.
L’art surpasse la morale et par conséquent l’instinct du beau
est au-dessus de tout principe éthique.
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L'instinct du beau est le plus puissant de
nos instincts, et le plus évident. Mais comme la respiration, ce qui
nous est vital échappe à notre conscience moutonnière. Pourtant,
comme nous l’avons vu, sans la beauté la vie humaine ne serait pas
possible. Notre instinct du beau est le seul argument pour la
conservation de notre espèce car il n'y a pas d'instinct de
conservation. Dans ce monde il y a des gens malheureux au point de se
suicider. D'autres s'accrochent à la vie en espérant vivre encore
de belles choses. Les uns comme les autres, enfermés dans leur
douleur, n'ont rien à faire de la survie de l’humanité.
La beauté est le seul contrepoison de la
conscience du malheur. Sans elle l'apparition des premiers homos
sapiens aurait été forcément un évènement furtif et sans
conséquences dans l'histoire de notre planète. Vieilles de 31000 à
10000 ans avant le présent, les peintures des grottes ornées du
Gravettien au Magdalénien, nous prouvent par leur beauté combien
l’art, à ces époques lointaines, nous était déjà essentiel.
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La vulgarité devrait être ajoutée à la
liste des crimes contre l'humanité.
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