Sur l’amour : retour à la leçon d’Aristophane
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Sur
l’amour : retour à la leçon d’Aristophane
Selon la fable d’Aristophane, issue du Banquet
de Platon précédemment racontée dans le texte intitulé: « Le soir où
ce qu’est l’amour a été décidé », aimer est la recherche d’une unité
originelle perdue, le désir de fusionner avec la moitié dont on a été séparé,
quand on l’a retrouvée. Si nous sommes touchés par cette légende c’est bien
qu’elle éveille en nous quelque chose de profond. Ce ressenti, il nous vient
d’un instinct qui est encore un instinct d’unité mais plus encore un instinct
de fusion. Un instinct qui ne consiste pas seulement à trouver son identité
dans une communauté, mais d’atteindre l’unité ressentie comme la perfection,
celle où deux êtres n’en font qu’un. Quelle erreur de croire que l’amour n’est
qu’un sentiment ! C’est une force en nous qui nous dépasse. A part les
moines, les sœurs et les ermites, ils sont peu nombreux ceux qui choisissent de
vivre seuls encore qu’eux aussi fusionnent mais avec des illusions : un dieu
ou un idéal. Même les curés ne veulent plus rester célibataires. Il n’y a pas
de raison à chercher à cela, c’est dans notre nature, c’est ainsi que nous
sommes et l’on ne peut que l’admettre. Contentez-vous de ressentir au lieu de
réfléchir et vous le saurez.
Selon nos philosophes modernes cet amour-là
nous amène dans une impasse. Ceux-là pensent que cette fusion est contraire à
la liberté, donc à condamner. Mais messieurs, vous inversez l’ordre des
choses ! La preuve en est que votre philosophie vous amène à nier la
réalité. Vouloir cette fusion est la priorité. Si vous pensez qu’elle est
contraire à la liberté ce n’est que votre opinion ou en vérité la marque en
vous d’une obsession causée par un concept de liberté inventé, et n’en faites
pas un argument pour nier ce qui doit-être. Certes si vous prenez les propos
d’Aristophane à la lettre comme cela semble vous arranger, vous imaginez deux
êtres toujours collés ensemble comme s’ils ne voulaient jamais être
physiquement séparés. Tel est d’ailleurs ce dont nous rêvons au début d’une
histoire d’amour. Sans doute que pour nous rassurer ce passage est nécessaire
mais il ne peut pas être un aboutissement. Mais comment pouvez-vous être aussi
bornés pour vous limiter à une idée si sommaire ! Au fond je n’arrive pas
à comprendre votre façon de voir la fusion. Pour moi aimer est la sensation de
porter en nous-mêmes celui ou celle que nous aimons. C’est la certitude de le
garder à jamais ainsi, de ne pas le perdre même quand nous en sommes très
éloignés ou même s’il meurt et de penser que l’autre aussi ressent la même
chose. Pour moi, la fusion est l’existence de l’être aimé en soi. Et vous les
penseurs, vous ne ressentez rien ? Où voyez-vous un esclavage ?
S’aimer n’impose donc pas d’être toujours
ensemble, cependant il est nécessaire d’avoir des moments de partage, de
plaisir, de complicité et de volupté, d’autres où l’on affronte la vie à deux,
tout simplement où l’on vit en couple. Et pourquoi ne pas parler aussi de la
sexualité ? Ces ébats dont nous n’osons pas parler à moins de s’en moquer,
sont les moments où nous vivons intensément notre amour et si ce n’est pas le
cas c’est que l’amour s’en est allé. En faisant l’amour nous réalisons
physiquement ensemble cette fusion tant désirée et jouir est parvenir à
l’instant suprême où nous ne faisons qu’un, nous atteignons l’unité, nous
ressentons la plénitude. Le prolongement en est d’avoir des enfants qui seront
le fruit de cette union. N’est-ce pas là une belle façon de se
reproduire ! Et d’être éternel !
Nous avons une vue trop sommaire de la
sexualité, nous y voyons trop de vices. Si des hommes vont chez des prostituées
c’est pour trouver un palliatif à leur manque d’amour, et si ces rapports
peuvent paraître faux, vulgaires ou pervers il ne faut pas s’en tenir à des
apparences. Ce ne sont peut-être que des comportements culturels ou le résultat
d’une inculture ou des postures pour ne pas avouer des frustrations honteuses,
quoiqu’il en soit des situations différentes de ce que nous considérons être la
normalité doivent être systématiquement vues comme des choses laides et
détestables. Mais en tout cas, par peur de la profondeur et de sa complexité,
nous évitons toujours d’aller puiser dans notre nature. Existera-t-il un jour
où cette envie viendra ? Même nos philosophes n’arrivent pas à se
débarrasser de leurs vieilleries.
Au lieu de systématiquement condamner notre
nature, il vaudrait mieux se questionner sur nos idées, nos modes de vies,
notre culture. Et si nos difficultés de couple ne provenaient que d’un problème
de territoire. Sur ce sujet, comme toujours d’ailleurs, je n’ai la prétention
de détenir des solutions mais simplement de révéler un aspect refoulé du
problème. Je vais vous parler d’un autre instinct, et tant pis si vous pensez
que chez moi c’est une marotte. C’est l’instinct de territoire. J’y reviendrai
peut-être plus amplement dans un autre texte mais je dois au moins sommairement
en parler ici. Imaginons, par exemple, un bureaucrate arrivant à sa place à son
boulot. Cette place on lui a attribuée il y a longtemps et il l’a fait sienne,
elle lui appartient autant que s’il en était le propriétaire, il s’y sent comme
chez lui. S’il s’aperçoit que quelqu’un a pris sa place il ne peut que réagir
violemment face à cet usurpateur car celui-ci n’a pas pris seulement son bureau
et son fauteuil, il lui a volé son territoire. Il y a des coutumes qui ne
changent pas, comme la disposition que nous prenons à table en famille. Là
aussi chacun a une place bien définie et nul n’oserait troubler ce bel ordre.
Et je pourrais si nécessaire multiplier ce genre de modèles. Souvent nous
prenons pour des habitudes des comportements qui ont des origines souterraines.
Revenons à notre sujet, aux problèmes de
couple. Pour y voir plus clair et sans porter de jugements, comparons autrefois
et aujourd’hui. Nous avons si peu de témoignages sur la vie de nos anciens que
ce que nous en savons n’est souvent que le produit de notre imagination. Pour
ma part, je n’en ai qu’un seul auquel me référer : le Montaillou du début
du XIVème siècle que j’ai déjà décrit précédemment. En ce temps-là le travail
ne prenait pas autant de place qu’aujourd’hui, les paysans y avaient un mode de
vie bien éloigné du nôtre. Il en est peu question dans les registres de
l’Inquisition et il s’ensuit qu’il y a rien à dire sur ce sujet. Par contre ces
textes nous apprennent beaucoup sur les rapports entre hommes et femmes. Les
femmes bien plus que les hommes y ont raconté leur vie quotidienne. Elles
passent beaucoup de temps à bavarder à deux ou en petits groupes, tout en s’occupant
de tâches telles que le tissage, la couture ou des travaux mineurs, ou parfois
en s’épouillant. Il y a une hiérarchie entre-elles, entre pauvres et un peu
plus riches, entre serfs et nobles mais la fortune et le rang n’empêchent pas
le contact entre les classes sociales de ce petit village et leurs discussions
qui portent souvent sur leurs vies intimes, y sont franches et directes. Les
hommes aussi se réunissent entre eux, au bistrot, à la foire en particulier. A
la messe pour les chrétiens, chaque sexe aussi a son côté. En résumé dans la
vie collective hommes et femmes forment deux communautés bien distinctes. Cela
ne veut pas dire qu’ils s’ignorent, si une femme rencontre un homme, ils
discutent parfois longuement mais en général ces rapports sont occasionnels,
imprévus, non organisés. Dans le cadre familial les relations sont différentes,
ici la vie en couple les met face à face et, comme l’on dit, pour le meilleur
et pour le pire. Dans cette vie, pour éviter tout schéma à priori, il faut bien
distinguer deux périodes différentes. Durant la jeunesse (les femmes se marie
tôt, les hommes plus tard) et la maturité, l’homme domine la femme c’est
incontestable. Celle-ci s’occupe, comme traditionnellement, des enfants et de
l’intérieur de la maison, l’homme est à l’extérieur, aux champs, aux bois...
Certains hommes toujours amoureux de leurs épouses les respectent mais ce n’est
pas le plus grand nombre. D’autres à l’inverse se montrent très autoritaires et
violents au point que les femmes les plus courageuses s’en retournent vivre
dans la maison de leurs parents. Ces hommes-là n’ont guère plus de
considérations pour leurs enfants. Entre ces deux cas extrêmes les hommes ne
sont pas habituellement des monstres même s’ils sont craints, et s’ils peuvent
être parfois brutaux cela ne met pas en péril leur vie de famille. Quand arrive
la vieillesse les rapports s’inversent. L’homme physiquement usé bien avant sa
femme plus jeune, a perdu sa superbe et avec elle son autorité. Au travail, son
fils l’a remplacé et sa vie est devenue quasiment inutile. C’est alors que sa
femme peut se venger et elle ne s’en prive pas car maintenant la force est de
son côté. La femme âgée est respectée dans ce village par son entourage et
surtout par ses enfants, tout particulièrement par le fils qui a pris la place
du père, il est au service de sa mère dans une relation qui peut aller jusqu’à
l’adoration, et en même temps il tyrannise sa femme. De tout cela nous pouvons
conclure en premier que la vie conjugale n’a jamais été facile. Plus étonnant
pour nous est l’importance de la force physique dans ce rapport ; elle ne
dépend pas du sexe car comme on le voit, tour à tour, hommes puis femmes ont le
dessus. Enfin, dans cette société chaque sexe forme un groupe bien séparé de
l’autre, distinction que l’on retrouve dans la vie familiale où chacun à un
rôle particulier. En conséquence, chaque sexe y a son territoire qui doit-être
un minimum respecté sans quoi l’équilibre du couple, comme celui du village,
serait menacé.
Pour ce qu’il en est aujourd’hui, je ne peux
me référer qu’à ma propre existence. La vie des autres m’a toujours parue
impénétrable et je ne me suis jamais fié à ce qu’ils pouvaient m’en dire. D’une
part, je n’étais pas toujours convaincu de leur sincérité et d’autre part, pour
connaître les choses j’ai besoin de les ressentir, donc de les vivre, et on ne
vit pas la vie des autres, au mieux on l’interprète et cela n’est pas
suffisant. Alors mon expérience paraîtra bien mince mais au moins elle est
réelle et je peux m’y baser. J’ai été marié quinze ans. Les premières années,
ma femme ne travaillait pas, du moins pas à l’extérieur, je le précise car
c’était important pour elle, elle considérait que s’occuper des enfants et des
travaux ménagers était un travail, ce avec quoi j’étais d’accord. Cette
situation elle l’avait choisie. Puis les enfants ayant grandi, rester à la
maison ne lui a plus convenu. Elle avait en vue de s’occuper d’enfants ou
d’adultes handicapés. La femme d’un de mes collègues de travail qui dirigeait un centre dans ce domaine, lui a proposé une
place qu’elle a acceptée. Notre vie a changé, avant tout était simple, les
choses allaient de soi, chacun avait le rôle qui lui convenait ; puis au
début où elle a travaillé, cela allait toujours bien mais ensuite je l’ai
entendue se plaindre, comme beaucoup de femmes qui travaillent, qu’elle faisait
une double journée. Mon boulot me prenait du temps et si j’essayais de partir à
l’heure le soir, ce n’était pas toujours possible. Et puis il avait quelquefois
les déplacements ; je partais en général la semaine entière ; elle ne
le supportait pas, me le reprochait, et face à ce problème insoluble, je me
culpabilisais. J’ai fait partie d’une génération sensibilisée aux problèmes de
la condition féminine. Franchement, j’y ai toujours été attentif et peut-être
trop, certainement avec maladresse. Par amour pour elle, je n’aurais pas pu
être autrement, elle était féministe. J’ai essayé de l’aider de mon mieux.
J’aurais aimé faire la cuisine mais je n’ai jamais osé, pour moi qui n’avait vu
que des femmes cuisiner, ce ne pouvait-être que leur affaire et j’en étais
admiratif. Ceci doit vous paraître stupide, mais c’est ainsi. S’occuper des
enfants, je sentais qu’elle ne l’aurait pas admis du moins au quotidien car
s’il fallait les hospitaliser, ce qui est arrivé plusieurs fois à mon fils,
c’est moi qui devait m’en charger. Je m’en suis donc tenu au ménage. Mais là
encore ça ne se passait pas toujours bien. Combien de fois je me suis fait
rabrouer parce que je ne faisais pas comme il lui plaisait ! J’ai compris que
quoique je fasse ça ne pouvait pas suffire, qu’au fond ce n’était pas mon
affaire, j’ai peu à peu abandonné et je me suis réfugié dans mon territoire,
les travaux d’aménagement de notre maison entre autre ; elle s’en est
senti exclue et ne l’a pas supporté. Il est dangereux d’entrer sur le
territoire d’une femme. D’un côté cela était nécessaire, d’un autre impossible,
comment s’y retrouver ? J’ai vécu après elle, des situations comparables
avec des amies. Voilà l’expérience dont je voulais faire part à celles qui
s’insurgent contre les hommes qui ne changent pas. Est-ce aussi simple qu’une
théorie féministe ? J’avoue que je suis mal à l’aise face au féminisme, je
l’ai toujours ressenti comme une agression, pire il a provoqué en moi un
sentiment de culpabilité dont je n’ai jamais pu vraiment me débarrasser. C’est
son but, me direz-vous, de causer des remords en nous les hommes, puisque nous
dominons cette société et que par conséquent nous sommes responsables des
injustices dont sont victimes les femmes. Pourtant, je n’avais pas la vocation
d’assujettir quelqu’un et surtout pas celles que j’ai aimées. Malgré ce vécu je
n’éprouve aucun ressentiment envers les femmes, que des regrets. Mais je ne
peux m’empêcher de leur demander de ne pas rester simplement à la surface des
choses même évidentes pour elles, si elles veulent que leur condition évolue et
de méditer sur leurs contradictions. Mais qu’ai-je à en faire maintenant ?
Nous avons peur d’aimer, nous doutons même que
l’amour existe ou si nous y croyons, nous le pensons éphémère, comme de bons
moments dont il faut profiter, car de la vie ne nous importe maintenant qu’un
faux plaisir. Notre monde est trop agité et bien trop sûr de lui pour qu’une
telle force y soit possible. Pour aimer, il faut admettre notre fragilité, être
modestes, et non ces personnes sûres d’elles et responsables, capables de tout
maîtriser et souvent avides de dominer que nous devons être. N’oublions pas le
besoin d’aimer et pour s’en souvenir il ne sert à rien d’avoir de la mémoire,
il faut ressentir en permanence sa force en soi, en ayant pour ce faire la
distance nécessaire, et sans la penser. Il faudrait être sincère, surtout face
à soi-même, pour aimer.
L’évolution du langage met en évidence le
changement de nos mentalités. Quand j’étais enfant, j’étais en admiration
devant les adultes qui employaient des mots comme époux ou épouse, mari ou
femme, pour parler de leurs conjoints; c’était pourtant naturel à cette
époque. J’étais rassuré par ces mots, moi qui comme tous les enfants me sentais
extérieur à ce monde, n’ayant pas encore les moyens de l’appréhender, seuls des
paroles d’amour pouvaient y apporter la sérénité en calmant mes peurs de
l’inconnu et de son indéfinissable adversité. De plus quand femme et mari
étaient précédés d’un adjectif possessif, quand ils disaient : « ma
femme » ou « mon mari », j’en étais encore plus apaisé ; ce
monde flou, insaisissable, mouvant, gagnait en solidité. Ces mots me semblent
avoir disparu de notre langage et pas seulement parce que les mariages seraient
de moins en moins nombreux mais pour la raison qu’ils font peur, qu’ils
supposent un engagement durable dont on ne se sent plus capables, qu’ils nous
mettent dans une situation ressentie comme impossible à vivre. L’utilisation du
possessif accroît cette angoisse surtout chez les femmes. Pour elle, il évoque
un état de dépendance qui les scandalise, c’est même, pour les féministes, une
preuve de leur asservissement aux hommes ; c’est pour cela aussi que la
fusion est un état qui les indigne. Peut-être qu’après avoir été esclavagistes,
nos idées se retournent contre nous et nous nous sentons menacés d’être des
esclaves à notre tour, même quand rien ne le justifie. Pourtant, dire
« mon mari » ou « ma femme » ce n’est pas vouloir posséder
l’être aimé pour lui faire subir arbitrairement toutes ses volontés voire
imposer ses caprices par la violence mais lui rappeler qu’on l’aime, qu’on le
porte en soi comme je l’ai déjà expliqué au début de ce texte, mais nous avons
oublié qu’un tel rapport est possible ; telle est l’évolution de notre
culture et par conséquent celle de chacun de nous. Plus fort encore était de
dire « ma moitié » pour parler de son conjoint ce qui était autrefois
très habituel et que l’on n’entend plus, preuve supplémentaire que notre
instinct de fusion a été subitement refoulé. Mieux que tout, le langage exprime
ce que nous sommes, nous rappelle l’emprise de nos instincts qu’on les ait
oubliés ou pas, il nous renvoie à la légende d’Aristophane, car quand nous disions
« ma moitié » c’était notre sensibilité qui s’exprimait et elle nous confirmait
que cette fable illustre parfaitement ce qu’est l’amour. Et s’il le faut pour
vous en convaincre définitivement, je vous le répète encore : il ne faut
pas prendre les légendes à la légère ; elles sont nées à des époques
lointaines où l’intellect encore embryonnaire n’étouffait pas la sensibilité.
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