Le soir où ce qu’est l’amour a été décidé





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Le soir où ce qu’est l’amour a été décidé.


 C’est bien agréable en vieillissant de ne plus se disperser dans des activités dont, avec le temps, l’on ne sait même plus où elles nous mènent et encore moins où elles mènent ce monde. Il y a le quotidien et ses impératifs, on a le droit de rêver mais il faut d’abord nourrir les gosses. Alors pour ne pas s’enfoncer dans ce quotidien moderne qui nous échappe, qui nous commande, qui décide souvent de notre sort sans que nous ayons notre mot à dire, nous réagissons avec des révoltes dérisoires, des envies de révolution frustrées, des vocations pour se donner une fausse impression de liberté, pour conserver l’espoir toujours sans issues de pouvoir changer les choses, nous nous enfermons orgueilleusement dans des idées que nous croyons nouvelles, nous nous  accrochons à des planches de salut. Ça évite de ne pas sombrer dans la déchéance : la pire de toutes étant la solitude ; pas toutes les solitudes mais celle qui nous isole dans des paradis artificiels et qui n’est qu’une forme de tyrannie où règnent les dépendances à l’alcool, aux drogues, au sexe …, un univers de malades psychiatriques qui s’ignorent plus ou moins si toutefois ils ont encore la force de se poser honnêtement cette question. Verre à la main ils se croient si forts que chaque jour ils défient la mort comme s’ils étaient invincibles. C’est une posture qui leur rend un peu de fierté mais au fond ils n’espèrent qu’elle. Non pas la mort comme un passage vers un autre monde, celui que la Terre ne peut pas nous offrir, ni la mort qui conclut une vie bien remplie et qui se poursuivra avec les générations futures, une mort apaisée, sereine presqu’une récompense, une mort nécessaire pour que la vie se renouvelle, la mort pour eux n’est qu’une égoïste délivrance.
 Car avec le temps, nous avons de fortes chances de nous retrouver seuls. Pour ma part, comme bien d’autres, la solitude a été ma condition durant une grande partie de ma vie et j’ai parfois eu peur de sombrer dans la déchéance. J’ai lutté de mon mieux contre cette situation. En vain. Alors sans perdre espoir d’un autre sort plus acceptable, j’ai choisi de m’en tenir à l’essentiel, de me dépouiller de toutes les fausses ambitions, des envies de paraître, des obéissances passives à l’ordre que l’on nous impose et autres attitudes à la mode que nous prenons pour gagner et garder une place dans cette société. En fait, je me suis détaché de ce monde pour mieux le connaître et mieux l’aimer. Je me suis retrouvé dans nos montagnes. Se retrouver ne veut pas dire ici s’établir dans un nouveau lieu où je me serais isolé pour rompre tout lien avec le reste du monde. Les citadins sont attirés par une vie sauvage qu’ils croient plus naturelle sans les contraintes de plus en plus insupportables de la vie des grandes villes ou des périphéries où ils sont repoussés. Ils idéalisent le retour à la nature pour compenser l’échec de ne pas avoir trouvé leur paradis en ville. Mais leurs ancêtres le savaient bien que partout où nous vivons, sédentaires ou nomades, la nature à laquelle il faut s’affronter en premier c’est la nôtre, la nature humaine, et que quel que soit le lieu ou le mode de vie que nous choisissons nous sommes toujours dans cette lutte. C’est ce à quoi leur servait aussi leur culture. Donc quand je dis que je me suis retrouvé en montagne, c’est ma nature, mon être que j’y ai redécouvert, avec des aptitudes que je ne soupçonnais pas. La montagne m’a apporté un cadre nouveau plus propice à tirer parti de ma solitude. Y être seul n’entraînait pas un sentiment d’éloignement  mais de complicité avec les éléments, la pierre, l’eau, le froid ou la chaleur, les orages, la pluie et la neige, les animaux et les plantes, au cours de longues et souvent rudes marches en toute saison. Au prix d’un apprentissage sans pitié pour vaincre mes peurs d’homme de la plaine, je me suis adapté à la montagne et mes escapades m’ont offert de si belles victoires qu’elles n’avaient pas besoin de trophée. Tout cela n’était, je le sais malgré les apparences, qu’une quête d’amour et non pas une fuite.

 Contre cette solitude qui peu à peu mine les fondations de notre culture dite humaniste,  il est à la mode aujourd’hui de parler d’amour. Serait-ce là la solution à nos tourments, la clé enfin trouvée du Paradis ou une nouvelle pirouette ? Même les philosophes qui l’ont traditionnellement ignoré dans leurs œuvres et souvent dans leurs vies, s’y intéressent avec une rafraîchissante sensation de redevenir humains. Ce n’est sans doute encore qu’une façon de renouveler leur stock de concepts pour restaurer leur prestige mais au moins l’élite pensante ne se confronte plus seulement à un réel qu’elle s’est inventé, mais aussi à sa réalité. Ce siècle sera peut-être pour certains un vertigineux atterrissage après un trop plein d’isolement. Si tel est le cas, bienvenue parmi nous.

 En matière d’amour, ce que nous devons penser et dire a été décidé depuis très longtemps et une fois pour toutes. Cela s’est passé un soir à Athènes, au lendemain d’une grosse cuite (c’était la fête en l’honneur d’Agathon qui avait remporté le prix avec sa première tragédie), dans une assemblée d’aristocrates dont sept prirent tour à tour la parole pour faire leur éloge de l’amour. Platon en a fait le récit dans le Banquet, écrit vers 380 av. J.C. et c’est de lui que nous tenons quel amour est sorti grand vainqueur de cette joute verbale décisive. Ce fut, évidement, celui que défendit brillamment son maître Socrate.
 Alors qu’il était jeune et sans expérience de l’amour, Socrate rencontra Diotime, femme de la cité de Mantinée, savante en la matière. En narrant cette rencontre dans son intervention dans cette assemblée, il nous transmet ce qu’elle lui a appris et qui demeure maintenant qu’il est devenu vieux,  son seul savoir sur l’amour.
 D’abord, Diotime tord le cou à la croyance généralement admise en son temps que l’Amour est un dieu. Il est le fils de Poros, symbole de l’abondance et de la prudence et Pénia, symbole de la pauvreté. De sa mère Pénia il tient d’être toujours errant, misérable et pauvre. De son père Poros, il a hérité de l’attrait pour tout ce qui est beau et bon, d’être curieux, habile et magicien. L’Amour n’est ni mortel, ni immortel et en cela il n’est jamais ni repu à la manière des dieux, ni misérable comme le sont les humains mais il oscille sans cesse d’un de ces états à l’autre. De même il n’est ni sage, ni ignorant mais toujours entre les deux. En fait l’Amour est un intermédiaire entre les dieux et les humains : c’est un démon (et Diotime précise un grand démon). Pour les Grecs les démons ont le rôle de transmettre aux dieux les vœux des hommes et aux hommes les ordres des dieux. Ce sont donc des entremetteurs responsables de l’harmonie entre ces deux mondes. Bien sûr, il ne faut pas confondre cette nature grecque du démon avec la nature satanique que lui donneront plus tard les Chrétiens. Le démon grec n’est pas un diable et une force du mal. Ce démon Amour n’est ni beau ni laid mais il est amoureux de la beauté et toujours à sa recherche, il n’est pas sage comme les dieux, ni ignorant comme les humains mais philosophe, amoureux de la sagesse, toujours en quête de savoir.
 Ayant défini de quelle nature est l’Amour, Diotime enseigne ensuite à Socrate en quoi il est utile aux humains. Les humains cherchent le bonheur dans les choses bonnes et dans l’idée de les garder toujours, même si nombre de gens pour atteindre ce but prennent des chemins différents et nomment amour ce qui n’est qu’un amour particulier : l’amour entre les humains. Diotime pose donc la question de savoir quel est le chemin qui mène au vrai amour et nous répond aussitôt que « c'est la production dans la beauté, selon le corps et selon l'esprit ». Il est dans notre nature de produire dans la beauté car la laideur, au contraire, n’apporte que tristesse, désolation et stérilité. Il s’agit donc de générer, de créer dans la beauté, mais cela est dans le but pour les mortels d’atteindre l’immortalité normalement réservée aux dieux. Au fond c’est le désir d’immortalité qui motive les hommes et ils disposent de plusieurs moyens d’y parvenir. D’abord par l’amour des femmes en ayant des enfants qui porteront leur nom et le transmettront aux générations suivantes ; pour atteindre cette éternité ils produisent selon le corps. D’autres en cherchant la célébrité et de cette manière ils sont prêts à tous les excès ; ainsi se comporta Achille pour Patrocle et sa renommée nous a laissé de lui un souvenir immortel. Quant à ceux qui produisent selon l’esprit, ils créent la sagesse et les vertus et la plus haute des sagesses est celle qui produit les lois de la cité et les sociétés humaines ; avec de tels enfants ceux-là atteignent la plus belle immortalité, celle qui leur vaut d’avoir des temples. C’est à ceux-là que le démon philosophe qu’est l’amour, est utile.
 Diotime apprend ensuite à Socrate par quelle initiation parvenir à connaître le vrai amour. « Dès son jeune âge, commencer par rechercher les beaux corps. » et n’en aimer qu’un seul. Dans l’intimité du rapport avec ce corps enfanter de beaux discours qui amènent à considérer la beauté de l’âme et à voir que la beauté morale partout de même nature est supérieure à celle du corps. Ayant ainsi connu la beauté dans l’action des hommes et dans les lois, passer à la contemplation de la beauté des sciences et des choses de l’esprit. C’est alors dégagé des contraintes de l’amour du corps et de l’âme que l’on peut produire les plus belles idées de la philosophie. A la fin de ce parcours initiatique parvenir enfin à la découverte de la plus grande des sciences, la science du beau et connaître le vrai amour : l’amour du beau.
 Diotime révèle alors à Socrate son dernier secret : qu’est-ce que la beauté parfaite ? A ce stade l’initié découvre enfin le beau idéal. Il ne s’agit plus des beautés terrestres, toujours relatives, périssables et liées à un objet matériel, une idée, une science ou une action. La beauté parfaite est éternelle et toujours pareille à elle-même, sans accroissement ni diminution. Elle n’est l’image de rien, n’est dépendante de rien ; elle est la beauté absolue dont dérivent toutes les beautés terrestres sans jamais la dégrader. Celui qui parvient à l’admiration de cette beauté peut créer les vraies et réelles vertus et se consacrer à la vérité qu’il chérie. Il est le mieux disposé à être immortel.
 C’est donc l’amour d’un idéal qui a triomphé ce soir-là et depuis nos universités s’en font l’écho. Dans l’Athènes de ce temps il ne pouvait pas en être autrement. Comme tout citoyen d’Athènes, Platon participait à l’administration de sa cité et pour cela s’adonnait à l’étude des idées, des sciences et du beau. C’était sa charge, sa fonction, sa vocation. C’était aussi sa noblesse, ce qui le distinguait avec ses pairs des autres habitants de la cité : femmes, étrangers, esclaves, et le rendait supérieur. Cette caste citoyenne ne comprenait que des hommes et l’éducation s’y faisait entre hommes. La pédérastie y était un passage obligé pour chaque jeune, qui en devenant amant d’un homme d’âge mûr recevait à son contact l’enseignement nécessaire pour assumer sa future position sociale. Le parcours initiatique que Diotime apprend à Socrate, c’est celui que Platon veut pour chaque jeune citoyen afin qu’il serve au mieux sa cité. Ce parcours doit pour cela le conduire à la découverte des valeurs nobles, à l’amour du beau, à la connaissance de la beauté parfaite nécessaire pour faire les lois. Au contraire pour ces hommes-là, la femme est d’un rang inférieur et tout rapport avec une femme ne peut qu’être un rapport charnel. La femme n’est utile à un citoyen qu’à la procréation et à l’éducation des enfants. Dans cette élite grecque masculine l’amour entre homme et femme est méprisé et même peut-être ignoré. Ce mépris de la chair qui fit de sa jouissance un vice, existe toujours dans notre tradition occidentale au bénéfice de l’amour des idées et ce, je crois, pour la même raison qu’avaient les Grecs du temps de Platon, la volonté de reproduire encore et toujours, avec comme prétexte l’érudition, le même type d’élite dirigeante.

 Parmi les autres participants à cette assemblée il y avait aussi Aristophane, l’auteur de comédies. C’est à lui, l’opposé et peut-être l’ennemi de Socrate qu’il tourna en ridicule dans sa pièce Les Nuées, que revint la tâche de faire l’éloge de l’amour entre humains. Pour Platon cette cause était perdue d’avance et choisir Aristophane pour la défendre n’était sans doute qu’une façon de se venger de lui. Pour l’exposer, il imposa à Aristophane un procédé correspondant mieux à ses qualités d’auteur de comédie que le discours : la fable. Ainsi, a été exposé dans le Banquet le mythe célèbre dit d’Aristophane. Ce mythe Platon ne l’a probablement pas inventé et en donne une version adaptée à la psychologie de son temps  car l’androgynie est un thème ancien que l’on retrouve dans d’autres cultures. Je le suppose sans avoir ni la connaissance, ni les compétences suffisantes pour l’affirmer.
 Selon ce mythe, à l’origine il y avait trois sortes d’humains: féminin composé de deux parties féminines, masculin avec deux parties masculines et androgynes pour moitié masculine pour l’autre féminine. Ces humains étaient des êtres doubles, physiquement de forme ronde, ils avaient quatre bras, quatre jambes et deux visages. Très bien adaptés à leur condition de vie, ils étaient robustes et courageux. Trop car un jour ils en vinrent à défier les dieux ce que Zeus le roi des dieux, bien sûr, ne pouvait pas admettre. Pour les punir il décida de les affaiblir et pour cela les divisa en deux, séparant ainsi les deux parties qui les composait. Il en résulta les hommes et les femmes que nous sommes aujourd’hui. Mais ces hommes et ces femmes n’eurent alors qu’une seule obsession, celle de retrouver leur ancienne moitié ; les femmes issues du féminin s’accouplaient avec des femmes, les hommes issus du masculin avec des hommes et les hommes et les femmes issus des androgynes entre eux, et ainsi ils s’embrassaient et figés dans cette position inactive, ils dépérissaient et leur espèce tendait à disparaître. Pour qu’ils retrouvent leur vitalité, Zeus décida de les pourvoir d’un sexe placé sur le devant de leur corps de sorte qu’hommes et femmes en se réunissant puissent engendrer et se perpétuer et que les autres de même sexe trouvent la satiété dans leur union.
 Tel est l’Amour, nous dit Aristophane, qu’il nous ramène à notre condition primitive. Ainsi chacun recherche la moitié dont il a été séparé et lorsqu’il la retrouve, il ne désire que de recréer avec elle l’unité perdue, et pour cela n’aspire qu’à fusionner avec et n’est heureux que dans cet état.
 Il ne faut pas prendre les légendes à la légère. J’ai raconté celle-ci à deux amies qui ne la connaissaient pas et elles en furent très touchées ; à l’une cela lui rappela même avec autant d’effroi que de nostalgie la vie fusionnelle qu’elle avait vécue avec son premier mari. Aucun esprit aussi rationaliste qu’il soit, n’est insensible aux légendes. Elles expriment des choses très fortes en nous, que nous ne comprenons pas toujours, dont nous n’avons pas une idée claire et même pas les mots pour les décrire ; des choses ressenties de générations en générations et que les anciens ne pouvaient se transmettre que sous cette forme de récit. D’ailleurs les religions se sont toujours fondées sur elles, jamais sur des idées et elles perdent toute humanité en devenant dogmatiques. Ainsi sous des apparences qui nous semblent aujourd’hui désuètes, les légendes sans y paraître ont des racines plus profondes et lointaines dans la réalité que nos plus rigoureux concepts.
 Aussi belle qu’elle soit la fable d’Aristophane ne pouvait pas émouvoir des esprits rationalistes grecs tels que Platon, préoccupés qu’ils étaient comme on l’a vu par d’autres intérêts. On ne peut maintenant que se permettre cette question : que serions-nous aujourd’hui si Aristophane avait pu sortir vainqueur ? Que serions-nous si l’amour entre humains avait triomphé ce soir-là ? Vivrions-nous dans un monde individualisé gagné inexorablement par la solitude ?
 Ce soir-là c’est une partie essentielle de notre être qui fut sacrifiée pour ce que Nietzsche a appelé l’idéal ascétique. Certes les Grecs étaient pour la plupart de joyeux drilles qui aimaient le vin et la bonne chair, encore que l’on puisse en douter quant à Platon, mais ils ont imposé un nouveau projet philosophique qui renonce aux sentiments, à la sexualité et autres plaisirs terrestres et même à l’erreur, en résumé à la vie, pour se soumettre à des idées et à des idéaux. Un projet que nous, les Occidentaux, avons repris depuis Descartes et qui a contribué à nous mener où nous en sommes. Plus encore, leur philosophie s’est proposé d’effacer la majorité de nos instincts de notre conscience et en particulier l’instinct de fusion qu’est l’amour, au profit des instincts du beau et d’une de ses variantes l’instinct du  vrai qui étaient si chers à ces rationalistes et si indispensables.
 Mais les instincts sont impitoyables et si vous en oubliez, eux ne vous oublient pas.




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