Le sentiment national
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Le sentiment national
Il ne faut pas confondre sentiment national et
nationalisme. Le nationalisme est une idéologie reprise par les partis
politiques et par conséquent elle bénéficie d’une propagande qui la met au
premier plan même si elle n’est adoptée que par une minorité déjà
convaincue. Il y a bien sûr le
traditionnel nationalisme d’extrême droite, le plus virulent, qui se donne des
airs modernes quitte à abandonner Jeanne d’Arc pour Jaurès, mais le nazisme
aussi se disait socialiste ; il y a un nationalisme de droite fixé
essentiellement sur la sécurité et les problèmes d’intégration des immigrés qui
ne sait toujours pas en quoi il est responsable de ce qu’il dénonce ; un de
gauche qui porte des pulls rayés bien français pour inverser la courbe du
chômage, avec autant d’hardiesse étonnez-vous qu’il soit à la dérive ; un
d’extrême gauche et ses variantes qui prétend tout casser du jour au lendemain
comme si un tel exploit était possible qu’on puisse révolutionner un peuple
drogué au capitalisme depuis des générations, ce n’est pas des belles idées
qu’il nous faut mais un bon sevrage !
Moins visible est le sentiment national.
Aujourd’hui encore il est bien vivant et comme toujours il concerne tout le
peuple. Les attributs de la nation ont évolué depuis le XIXème siècle, certains
se sont maintenus comme le drapeau, l’hymne, le patrimoine, les paysages ou
encore la gastronomie, d’autres ont perdu de leur importance comme l’histoire
et les héros. Dans un pays où l’on prend de plus en plus conscience que le
peuple a des origines diverses car il faudrait être aveugle pour ne pas le
voir, l’histoire arbitraire qui faisait des Gaulois nos ancêtres communs s’est
effacée au profit d’une histoire plus proche de la réalité et plus conforme à
notre diversité. Les héros traditionnels eux aussi sont presque tombés en
désuétude sauf pour les amateurs d’intrigues royales, et remplacés par des
héros modernes. Ces derniers il faut d’abord les chercher dans le sport. Qui
n’est pas derrière l’équipe de France de foot quand elle gagne ? Même ceux
qui sont allergiques à ce sport la soutiennent dans ce cas et personne
n’oubliera la victoire en Coupe du Monde de 1998. On a cru que l’exploit de cette
équipe exemplaire composée de joueurs bleu, black, beur comme on disait, allait
contribuer à supprimer l’intolérance dans notre pays, il n’en fut rien car le
peuple n’a rien à faire de l’origine de ces joueurs et de la couleur de leur
peau, ce qui compte c’est l’équipe et la victoire. Qui trouve important de
savoir que Zidane a des origines kabyles ? Un héros est uniquement
français sinon ce n’est pas un héros ! Quant à ses coéquipiers qui n’ont
pas atteint son statut, ils seront oubliés dans quelques décennies et
d’ailleurs ils le sont déjà pour
la plupart. Qu’un club de foot français gagne la coupe d’Europe, le peuple en
sera fier et que cette équipe soit essentiellement composée de joueurs
étrangers n’offusquera personne hormis quelques trouble-fêtes. Nous avons aussi
des héros dans le show-business et le plus emblématique est Johnny Halliday et
peu importe qu’il habite à l’étranger et ne paie pas d’impôts en France ou que
les communes qui l’accueille doivent compenser le déficit provoqué par le coût
exorbitant de ses spectacles, peu importe toutes les contradictions, qu’on
l’aime ou pas Johnny c’est Johnny,
quoiqu’il arrive celui qui est devenu un héros national doit-être
intouchable et aussi bas qu’il tombe son statut lui permet de se relever, une
idole ne doit jamais mourir ou presque. La nation a aussi de nouveaux attributs
et pour les reconnaître le bon moyen est de regarder les journaux télévisés.
Ils sont truffés de marronniers, ces fausses nouvelles qui reviennent
cycliquement ont beaucoup de succès malgré leur remarquable futilité, elles
cimentent le peuple comme on dit si bien sans savoir pourquoi. C’est qu’elles
nous parlent de nous qui sommes oubliés dans les vraies informations, c’est la
petite revanche du peuple uni contre l’indifférence officielle. La liste est
longue, elle commence par les vœux pieux et émus du président de la République
qui seront vite oubliés par lui autant que par nous, puis les soldes avec le
film accéléré des clients qui courent vers les meilleures affaires, la Saint
Valentin et le bilan comptable des fleuristes, les vacances d’hiver et dans la
nuit froide les premiers bouchons de l’année sur les routes verglacées des
stations de ski, le premier avril et ses blagues à deux balles qui font moins
rire aujourd’hui car on a besoin de sérieux, les cadeaux qui n’ont pour intérêt
que d’avoir été fabriqués par des gamins appliqués pour des mères admiratives à
en pleurer car c’est leur fête, le bac bien sûr et d’abord celui de philosophie
avec ses sujets obligés et le philosophe de service qui avec son air malicieux
donne une version qui respecte scrupuleusement les conventions, les résultats,
ceux qui rient et ceux qui pleurent et la fratrie d’élèves brillants qui ont
évidemment tous réussi haut la main leurs épreuves, les vacances d’été et à
nouveau les bouchons sur les routes, la plage ensoleillée, les terrasses
bondées des restaurants et la mine réjouie du restaurateur et si par malheur il
pleut c’est un drame national et la dame de la météo doit une explication même
si elle n’en a pas, la rentrée et les marmots qui pleurent en s’accrochant à
l’un de leurs géniteurs, les vendanges et les chômeurs étrangers ou pas,
heureux de participer à une tradition qui n’est pour eux que l’occasion de
gagner quelques sous puis le beaujolais nouveau ou les autres nouveaux qui lui
font concurrence, le salon de l’auto et les voitures que l’on ne pourra jamais
acheter et qui d’ailleurs ne sont faites que pour entretenir la croyance au
miracle technologique, les premières neiges inattendues sur les routes et les
premières voitures dans le fossé et pour conclure cette liste non exhaustive
car ce serait trop barbant et trop long de tout citer, les fêtes de fin d’année
avec le Noel païen des supermarchés, les cadeaux du dernier moment et la
préparation du réveillon, crustacés, dinde au marron et bûche ou quelques
variantes selon les modes et les régions mais tout aussi alléchantes mais rien
sur le petit Jésus qui se vend de plus en plus mal, puis la veille du premier
de l’an, les spectacles du Moulin Rouge et du Lido et sur les Champs Élysées
les amoureux qui se font des vœux et des baisers fiévreux arrosés de Champagne,
hermétiques au clameurs de la foule hystérique quand sonne le dernier coup de
minuit. S’ajoutent à cela les traditionnelles cérémonies, en premier la
commémoration des deux grandes guerres, les anciens combattants quand il en
reste, le monument au mort avec la liste des sacrifiés pour la patrie énumérée
par un enfant symbole de l’innocence comme pour dire qu’au fond tout le monde
n’y était pour rien sauf la fatalité, la photo d’un poilu englué dans sa
tranchée et sa lettre à son épouse lue par un de ses lointains descendants, la
flamme ranimée du soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe, les cimetières
américains aux croix blanches alignées au cordeau, les derniers bunkers qui
résistent aux tempêtes sur les plages de l’Atlantique, le premier mai le défilé
des travailleurs rarement unifiés, ou pour la Toussaint les tombes recouvertes
de chrysanthèmes de ceux qui ne sont pas encore ignorés, sans oublier, bien sûr, le 14 juillet,
le défilé militaire et la légion étrangère (sans contradiction), les bals
populaires sans flonflon ni accordéon et en conclusion dans l’apothéose du feu d’artifice le sentiment
national est à l’apogée.. Et puis il y a les éphémères faits divers. Qu’un
drame arrive, certes grave pour les victimes et leurs familles mais souvent
sans un réel intérêt national, tel un accident, un hold-up ou un incendie et il
faut tout savoir tout de suite et pour cela le journaliste investi du devoir
d’informer se précipite sur un témoin qui ne sait rien ou sur un spécialiste
reconnu pour la valeur de son expertise mais qui n’en sait pas plus et quand
une enquête établit enfin la réalité des faits, tout le monde s’en fout, c’est
trop tard, l’émotion est passée et d’autres évènements font l’actualité.
Les symboles changent comme la vie surtout en
fonction de l’évolution de la technologie. Le sentiment national ne se nourrit
pas d’éléments figés, il s’adapte et l’essentiel est que nous ayons toujours l’impression
d’avoir une nation forte, stable et éternelle. Ou que nous puissions l’espérer.
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