Le sentiment national





19

Le sentiment national



 Il ne faut pas confondre sentiment national et nationalisme. Le nationalisme est une idéologie reprise par les partis politiques et par conséquent elle bénéficie d’une propagande qui la met au premier plan même si elle n’est adoptée que par une minorité déjà convaincue.  Il y a bien sûr le traditionnel nationalisme d’extrême droite, le plus virulent, qui se donne des airs modernes quitte à abandonner Jeanne d’Arc pour Jaurès, mais le nazisme aussi se disait socialiste ; il y a un nationalisme de droite fixé essentiellement sur la sécurité et les problèmes d’intégration des immigrés qui ne sait toujours pas en quoi il est responsable de ce qu’il dénonce ; un de gauche qui porte des pulls rayés bien français pour inverser la courbe du chômage, avec autant d’hardiesse étonnez-vous qu’il soit à la dérive ; un d’extrême gauche et ses variantes qui prétend tout casser du jour au lendemain comme si un tel exploit était possible qu’on puisse révolutionner un peuple drogué au capitalisme depuis des générations, ce n’est pas des belles idées qu’il nous faut mais un bon sevrage !

 Moins visible est le sentiment national. Aujourd’hui encore il est bien vivant et comme toujours il concerne tout le peuple. Les attributs de la nation ont évolué depuis le XIXème siècle, certains se sont maintenus comme le drapeau, l’hymne, le patrimoine, les paysages ou encore la gastronomie, d’autres ont perdu de leur importance comme l’histoire et les héros. Dans un pays où l’on prend de plus en plus conscience que le peuple a des origines diverses car il faudrait être aveugle pour ne pas le voir, l’histoire arbitraire qui faisait des Gaulois nos ancêtres communs s’est effacée au profit d’une histoire plus proche de la réalité et plus conforme à notre diversité. Les héros traditionnels eux aussi sont presque tombés en désuétude sauf pour les amateurs d’intrigues royales, et remplacés par des héros modernes. Ces derniers il faut d’abord les chercher dans le sport. Qui n’est pas derrière l’équipe de France de foot quand elle gagne ? Même ceux qui sont allergiques à ce sport la soutiennent dans ce cas et personne n’oubliera la victoire en Coupe du Monde de 1998. On a cru que l’exploit de cette équipe exemplaire composée de joueurs bleu, black, beur comme on disait, allait contribuer à supprimer l’intolérance dans notre pays, il n’en fut rien car le peuple n’a rien à faire de l’origine de ces joueurs et de la couleur de leur peau, ce qui compte c’est l’équipe et la victoire. Qui trouve important de savoir que Zidane a des origines kabyles ? Un héros est uniquement français sinon ce n’est pas un héros ! Quant à ses coéquipiers qui n’ont pas atteint son statut, ils seront oubliés dans quelques décennies et d’ailleurs ils le sont déjà pour la plupart. Qu’un club de foot français gagne la coupe d’Europe, le peuple en sera fier et que cette équipe soit essentiellement composée de joueurs étrangers n’offusquera personne hormis quelques trouble-fêtes. Nous avons aussi des héros dans le show-business et le plus emblématique est Johnny Halliday et peu importe qu’il habite à l’étranger et ne paie pas d’impôts en France ou que les communes qui l’accueille doivent compenser le déficit provoqué par le coût exorbitant de ses spectacles, peu importe toutes les contradictions, qu’on l’aime ou pas Johnny c’est Johnny,  quoiqu’il arrive celui qui est devenu un héros national doit-être intouchable et aussi bas qu’il tombe son statut lui permet de se relever, une idole ne doit jamais mourir ou presque. La nation a aussi de nouveaux attributs et pour les reconnaître le bon moyen est de regarder les journaux télévisés. Ils sont truffés de marronniers, ces fausses nouvelles qui reviennent cycliquement ont beaucoup de succès malgré leur remarquable futilité, elles cimentent le peuple comme on dit si bien sans savoir pourquoi. C’est qu’elles nous parlent de nous qui sommes oubliés dans les vraies informations, c’est la petite revanche du peuple uni contre l’indifférence officielle. La liste est longue, elle commence par les vœux pieux et émus du président de la République qui seront vite oubliés par lui autant que par nous, puis les soldes avec le film accéléré des clients qui courent vers les meilleures affaires, la Saint Valentin et le bilan comptable des fleuristes, les vacances d’hiver et dans la nuit froide les premiers bouchons de l’année sur les routes verglacées des stations de ski, le premier avril et ses blagues à deux balles qui font moins rire aujourd’hui car on a besoin de sérieux, les cadeaux qui n’ont pour intérêt que d’avoir été fabriqués par des gamins appliqués pour des mères admiratives à en pleurer car c’est leur fête, le bac bien sûr et d’abord celui de philosophie avec ses sujets obligés et le philosophe de service qui avec son air malicieux donne une version qui respecte scrupuleusement les conventions, les résultats, ceux qui rient et ceux qui pleurent et la fratrie d’élèves brillants qui ont évidemment tous réussi haut la main leurs épreuves, les vacances d’été et à nouveau les bouchons sur les routes, la plage ensoleillée, les terrasses bondées des restaurants et la mine réjouie du restaurateur et si par malheur il pleut c’est un drame national et la dame de la météo doit une explication même si elle n’en a pas, la rentrée et les marmots qui pleurent en s’accrochant à l’un de leurs géniteurs, les vendanges et les chômeurs étrangers ou pas, heureux de participer à une tradition qui n’est pour eux que l’occasion de gagner quelques sous puis le beaujolais nouveau ou les autres nouveaux qui lui font concurrence, le salon de l’auto et les voitures que l’on ne pourra jamais acheter et qui d’ailleurs ne sont faites que pour entretenir la croyance au miracle technologique, les premières neiges inattendues sur les routes et les premières voitures dans le fossé et pour conclure cette liste non exhaustive car ce serait trop barbant et trop long de tout citer, les fêtes de fin d’année avec le Noel païen des supermarchés, les cadeaux du dernier moment et la préparation du réveillon, crustacés, dinde au marron et bûche ou quelques variantes selon les modes et les régions mais tout aussi alléchantes mais rien sur le petit Jésus qui se vend de plus en plus mal, puis la veille du premier de l’an, les spectacles du Moulin Rouge et du Lido et sur les Champs Élysées les amoureux qui se font des vœux et des baisers fiévreux arrosés de Champagne, hermétiques au clameurs de la foule hystérique quand sonne le dernier coup de minuit. S’ajoutent à cela les traditionnelles cérémonies, en premier la commémoration des deux grandes guerres, les anciens combattants quand il en reste, le monument au mort avec la liste des sacrifiés pour la patrie énumérée par un enfant symbole de l’innocence comme pour dire qu’au fond tout le monde n’y était pour rien sauf la fatalité, la photo d’un poilu englué dans sa tranchée et sa lettre à son épouse lue par un de ses lointains descendants, la flamme ranimée du soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe, les cimetières américains aux croix blanches alignées au cordeau, les derniers bunkers qui résistent aux tempêtes sur les plages de l’Atlantique, le premier mai le défilé des travailleurs rarement unifiés, ou pour la Toussaint les tombes recouvertes de chrysanthèmes de ceux qui ne sont pas encore ignorés, sans oublier, bien sûr, le 14 juillet, le défilé militaire et la légion étrangère (sans contradiction), les bals populaires sans flonflon ni accordéon et en conclusion dans  l’apothéose du feu d’artifice le sentiment national est à l’apogée.. Et puis il y a les éphémères faits divers. Qu’un drame arrive, certes grave pour les victimes et leurs familles mais souvent sans un réel intérêt national, tel un accident, un hold-up ou un incendie et il faut tout savoir tout de suite et pour cela le journaliste investi du devoir d’informer se précipite sur un témoin qui ne sait rien ou sur un spécialiste reconnu pour la valeur de son expertise mais qui n’en sait pas plus et quand une enquête établit enfin la réalité des faits, tout le monde s’en fout, c’est trop tard, l’émotion est passée et d’autres évènements font l’actualité.
 Les symboles changent comme la vie surtout en fonction de l’évolution de la technologie. Le sentiment national ne se nourrit pas d’éléments figés, il s’adapte et l’essentiel est que nous ayons toujours l’impression d’avoir une nation forte, stable et éternelle. Ou que nous puissions l’espérer.



Commentaires