L’Éthique de Spinoza


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L’Éthique de Spinoza.


  Il convient de parler ici de Spinoza et pour cela d'entrer dans son Éthique, son œuvre majeure. Ce n'est pas facile tant sa pensée est déroutante, si éloignée de nos conceptions ordinaires et tant son langage semble impénétrable. Essayons.
  Il faut d'abord imaginer un nouveau dieu, un dieu qui ne ressemble en rien à celui des religions monothéistes. Ce dieu-là n'a pas créé ce monde en quelques jours à partir de rien et il ne dispose pas de ses créatures selon sa propre volonté. Ce n'est pas non plus Dieu le père qui protège ou qui punit. Une telle conception anthropomorphique de Dieu n'est selon Spinoza qu'une production de l'imagination. Son dieu à lui c'est la nature, une nature infinie qui n'a donc aucune limite ni dans le temps, donc sans origine et sans fin, ni dans l'espace. Cette nature est d'abord une puissance créatrice, elle crée tout ce qui existe. Elle est en même temps tout ce qu'elle crée. Elle est "nature naturante" et "nature naturée". Cette nature crée selon une infinité de modes dont deux nous sont accessibles: l'étendue et la pensée, en langage d'aujourd'hui: la matière et les idées. Ainsi chaque créature: un être humain, un minéral, un végétal, un animal, peut s'envisager sous ces deux aspects qui sont indissociables ; ils sont la même chose vue sous deux angles différents. Plus généralement notre monde est celui des idées tout autant que celui de la matière.
  Cette puissance ne crée pas selon une volonté arbitraire, comme bon lui semble, pas plus qu'elle ne le fait au hasard. Elle respecte ses propres lois et ses lois régissent aussi bien la matière (ce sont par exemple les lois de la physique) que la pensée. De plus, elle n'a pas de but, de finalité, elle ne tend vers rien. Dernière caractéristique qui est la plus difficile à admettre pour nous humbles êtres humains car contraire à ce que nous en percevons: la nature est parfaite et tout ce qu'elle crée, y compris chacun de nous, est parfait.
  Si nous sommes si parfaits alors pourquoi nos actes sont-ils souvent si désastreux ?
  Malgré toutes les catastrophes qui ont fait notre histoire et les dernières grandes guerres sont sans aucun doute les pires de toutes, nous continuons à croire en la vie. C'est bien qu'il y a en nous une sacrée volonté de vivre. C'est la puissance de la nature qui agit en nous et elle le fait sous la forme du conatus, mot latin étrange pour nous que Spinoza définit ainsi: "Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être".
  Certes nous persévérons mais de quelle manière ! C'est que nous sommes prisonniers de nos illusions et de nos passions nous dit-il.
  La plus grande illusion est la manière dont nous nous croyons libres; notre plus grande servitude est de croire à notre libre arbitre, d'imaginer que nous agissons selon notre volonté. Dans nos actes nous sommes déterminés par ce que nous sommes car nous ne pouvons pas échapper aux lois de la nature qui gouvernent notre espèce. Nous ne sommes pas oiseaux et en conséquence nous ne volerons jamais comme eux. Bien sûr nous avons inventé l'avion pour nous déplacer dans les airs mais nous ne sommes pas pour autant des oiseaux; nous sommes encore des êtres humains et en tant que tels nous avons la possibilité de découvrir les lois de la physique et d'apprendre comment construire des machines pour voler.
  Si nos actes et nos pensées sont déterminées par des lois sur lesquelles nous n'avons aucune emprise en quoi serions-nous libres ? Et si nous ne l'étions pas en quoi serions-nous responsables de nos actes et de nos pensées ? En quoi une justice serait-elle possible puisque chacun pourrait se défausser de ses fautes en les mettant sur le dos de la nature? Comment sortir de cette impasse? Par la connaissance.
  La cause de nos passions est dans le désir quand il s'affronte à des éléments qui lui sont extérieurs et en particulier à d'autres désirs. Cependant le désir n'est pas un vice (rien n'est bon ni mauvais pour Spinoza), il est le conatus, il est ce qui nous fait persévérer dans notre être, il est une loi de la nature. Du désir vient la joie ou la tristesse. "La joie est une passion par laquelle l'âme passe à une perfection plus grande, la tristesse est une passion par laquelle l'âme passe à une perfection moindre". Si nous nous livrons à des passions qui mènent à la tristesse ce n'est pas volontairement, mais du fait que nous n'en avons pas "une idée adéquate". Nous tendons naturellement vers ce qui nous est utile mais nous ne l'atteignons pas par ignorance. Prenons l'exemple du voleur, ce qu'il ignore c'est qu'en volant il se nuit à lui-même en s'exposant à la justice. Ainsi celui qui connaît les conséquences de ses actes ne fait rien qui puisse nuire à quiconque et donc à lui-même. Par la raison nous distinguons peu à peu ce qui nous est utile de ce qui nous est nuisible.
  La solution pour atteindre la liberté est la connaissance des lois qui nous gouvernent, le moyen en est la raison et la méthode celle des géomètres (la méthode scientifique). Mais ceci n'est encore qu'un passage, une phase d'apprentissage. Nous étions dans la croyance, source de toutes les erreurs, nous sommes dans le savoir qui se construit par la raison, cette démarche peut nous conduire à la "connaissance du troisième genre", à la "connaissance intuitive", une connaissance où la raison n'est plus nécessaire. Nous avons alors accès à la perfection de la nature. Nous sommes parvenus à l'état où l'utile nous est comme évident et nous sommes dégagés de tout risque d'erreur. Nous sommes libres au sens où l'entend Spinoza. Nous avons atteint ce qu'il appelle la béatitude, la joie éternelle dans l'amour de la nature. Nous avons enfin trouvé ce que nous sommes: des êtres parfaits. Alors nous pouvons vivre dans la cité selon des lois communément établies que nous respectons non plus par crainte du châtiment mais librement.
  Cependant Spinoza est conscient que cet état de béatitude ne peut pas être atteint par tous. Chacun pourra pour le moins s'en rapprocher par le bon usage de la raison.
 Moi l’athée j’aime le dieu de Spinoza car il est la nature à laquelle je crois. Ce dieu qui me parait si évident lui valut en son temps d’être exclu de sa communauté juive et d’être menacé jusqu’à la fin de sa vie dans un pays qui était pourtant le plus tolérant d’Europe, les Pays-Bas, au point de ne pas vouloir y publier son Éthique. Et pourtant il y a dans son Éthique une proposition bien plus dangereuse que sa vision de Dieu: son rejet du libre arbitre. En quoi sommes-nous libres ? Poser le problème de la liberté me semble essentiel dans ce monde où chacun propage ce mot comme un écho sans savoir ni même se demander ce qu’il résonne et d’où il vient. Spinoza avait sa réponse, la liberté ne s’atteint pour lui que par la connaissance car en disciple de Descartes il croyait au salut par les sciences. Le pouvoir de la raison régnait sur la plupart des esprits philosophiques du XVIIème siècle. Après Auschwitz et Hiroshima que peut-il en rester ?
  Einstein disait partager la vision panthéiste de Dieu de Spinoza. Il voyait dans l'harmonie des lois de la nature une raison supérieure qui en l'émerveillant éveillait en lui ce sentiment religieux qu'il appelait la "religiosité cosmique". On peut soupçonner Einstein d'être un athée qui "s'amuse" avec l'idée de l'existence d'un dieu. Spinoza au contraire a toujours affirmé qu'il n'était pas athée. Pour l'un et l'autre, il me semble cependant que leur perception de Dieu est plus d'ordre esthétique que religieux. Leur admiration pour ce Dieu fictif pour Einstein ou réel pour Spinoza, était pour chacun d'eux une motivation nécessaire pour surpasser les difficultés de leurs entreprises respectives. Au fond que l'on soit scientifique ou philosophe, pour être un grand penseur il faut avant tout être un grand esthète. Seul l’attrait de la beauté donne le courage d'une action novatrice. C’est d’ailleurs ce que me suggère la conclusion de l’Éthique : "Comment serait-il possible, si le salut était sous la main et si l'on y pouvait parvenir sans grand-peine, qu'il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare." Plus que la vérité, c’est la beauté qui fascine Spinoza.



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