L’art de vivre




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L’art de vivre


 Il faut apprendre l'histoire. La vraie. Pas seulement celle des rois, de leurs valets et de leurs courtisanes, ou celle des carnages qu'ils ont provoqués. La vraie c'est aussi la nôtre, c'est celle des gens du peuple, des oubliés, des anonymes. Celle qui n'a pas laissé beaucoup de traces dans les livres car ceux qui l'ont vécue ne savaient pas écrire. Celle qui serait trop vaste pour rentrer dans les grandes bibliothèques si l'on avait pu la consigner.
Pour apprendre cette histoire il faut marcher. Elle se lit mieux dans les paysages que dans les livres du moins quand la modernité ne l'a pas effacée ou condamnée à la ruine.
Quand je marche dans nos montagnes ariégeoises, je suis surpris de voir combien les croyances de nos anciens y sont inscrites. A voir toutes ces croix, ces oratoires, ces chapelles que l'on découvre sur les chemins et même dans les bois, les cols et sur les sommets, ce qu'on appelle dédaigneusement le petit patrimoine, je suis toujours étonné par leur religiosité. Il faut aussi visiter dans les villages ces grandes églises aux riches décors baroques qui sont aujourd'hui bien trop grandes pour des paroisses qui se sont peu à peu dépeuplées au point d'en perdre leurs curés. L'exode a frappé.
 C'est aussi en parcourant les chemins et les sentiers qu'ils fréquentaient quotidiennement et par tous les temps, que l'on peut apprécier la dureté des conditions de vie de nos anciens montagnards. C'est en allant voir où ils travaillaient: sur les terrasses, sur les estives, dans les mines et les carrières ou dans les forêts, ou encore en franchissant les cols qu'ils passaient pour aller chercher du travail en Espagne ou dans les vignobles d'Aquitaine et du Languedoc ou pour amener les bêtes à la foire, ou pour la transhumance ou encore le colportage ou la contrebande, que l'on mesure les dangers qu'ils affrontaient.
 Et puis il y a ce que l'on ne peut qu'imaginer: les longues périodes de disette dues aux mauvaises récoltes, le choléra qui emportait les plus faibles, l'insalubrité, la promiscuité dans ces vallées surpeuplées, la pauvreté pour les uns, la misère pour la majorité...
 Ainsi on comprend mieux pourquoi au XIXème siècle plus qu'aujourd'hui, ces hommes et ces femmes avaient besoin de croire en un dieu et de prier des saints, pourquoi ils se racontaient des contes et des légendes à la veillée, pourquoi ils perpétuaient des croyances, des superstitions et des fêtes païennes millénaires que le christianisme tolérait faute de n'avoir pu les interdire ou les assimiler, pourquoi ils avaient besoin d’un au-delà. Ils entretenaient le monde imaginaire dont ils avaient hérité et qui leur fournissait les réponses que les sciences n'apportaient pas encore. Ils prolongeaient une culture qui par sa beauté, leur permettait de supporter leurs vies beaucoup trop précaires. C'était leur art de vivre.


 Aujourd'hui les nouveaux riches se jettent sur tout ce qui brille comme des morts de faim. Certains affluent du monde entier dans notre capitale pour quelques heures d'achats sur les Champs Elysées et repartent contents d'avoir assouvi leurs appétits de luxe. De tout temps on a rêvé d'être roi ou reine, prince ou princesse et pour eux le rêve s'est accompli. C'est comme si des siècles de frustration s'achevaient. Leur argent leur a permis d'entrer dans l'aristocratie moderne et ils sont fiers d'arborer les signes de leur nouvelle caste. Ils sont les plus beaux, ils sont les élus. Et pourtant il leur faut encore rêver. Peut-être qu'un jour les sciences leur apporteront la pilule de l'éternelle beauté. Peut-être qu'un jour ils seront immortels comme les dieux de l'Olympe. Peut-être...
 Cela n'est pas nouveau, les riches se sont toujours parés des plus beaux atours de leur temps. La nouveauté est que pour ceux qui n'ont pas les moyens de se payer ce luxe, le commerce propose des ersatz qui brillent tout autant. Il y en a pour toutes les bourses et à défaut il y a le crédit. Créer du "beau" à la portée de tous est la plus grande idée du marketing du XXème siècle et c'est elle qui a le plus profondément changé le monde. Les fondateurs de la société de consommation étaient, sans doute à leur insu, de très grands psychologues qui avaient flairé que leurs clients étaient avant tout, comme leurs ancêtres, des esthètes et que pour faire des affaires à grande échelle, il fallait mondialiser le culte de ce brillant terrestre. Le meilleur moyen qu’ils ont trouvé pour y parvenir est de sans cesse nous soumettre à de nouvelles tentations. Serait-ce là notre art de vivre ?

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